Extrait du chapitre
III, Le Bateleur (p. 59-65) .
Extrait du chapitre
III, Le Bateleur (p. 59-65) .
Sans attendre que
Ricard eût fini de parler, il commença les
passes. Il se mit à tourner autour du fauteuil
avec des mouvements amples des bras et du corps entier,
lança le fluide, le fit jaillir du bout de ses
doigts comme quelqu’un qui, s’étant
lavé les mains, se les sèche en les secouant.
Il en percevait les gouttes, le fluide s’incarnait
dans ses doigts, ruisselait de son corps vers le corps
d’Alexis qui, se chargeant comme une feuille de
papier s’imbibe d’encre et la boit avidement,
s’amollissait, se balançait, puis sembla
résister, lutter de toutes ses forces au moment
où la transfusion envahit totalement la chair ;
alors il se raidit, contracta les mâchoires, mima
une souffrance atroce, puis vaincu enfin au terme d’un
combat qui avait duré quelques minutes, s’abandonna
au fauteuil, extatique.
Les femmes suspendaient leur souffle.
Ricard avait pris soin de feutrer la lumière en
tirant les rideaux. Il avait l’habitude. Il savait
qu’il faut aux phénomènes une atmosphère
favorable, les envelopper d’une aura de mystère.
Dès qu’Alexis fut endormi, son discours s’exalta.
Peu importait que ce ne fût pas lui le pourvoyeur
de fluide, c’était son malade, il le soignait
depuis trois ans, et ce garçon s’avérait
être le plus beau sujet qu’il eût découvert
dans sa carrière.
– Mesdames et messieurs, vous
allez assister aux plus extraordinaires phénomènes
que le magnétisme puisse nous offrir. Vous voyez
cet enfant endormi ? Qu’est-ce qui le distingue
d’un autre enfant endormi? Rien, et pourtant...
Regardez cette boucle de cheveux. Elle tombe nonchalamment
sur le front de notre ami, sans se préoccuper de
ce qui sommeille d’incroyable sous ce crâne.
Ne vous y trompez pas : le somnambulisme, contrairement
aux apparences, est un éveil, une sorte d’extase
qui ne saurait être obtenue sans consentement. Dans
quelques secondes, cet enfant dont la mère est
couturière, qui n’a appris à l’école
que les rudiments de la lecture et de l’écriture,
qui n’a pas bénéficié comme
nos enfants d’une éducation savante, qui
n’a pas évolué parmi les esprits brillants
de notre époque, son père est cordonnier,
mais, qui, élevé au rang de voyant extra-lucide
grâce à la puissance du magnétisme...
Il va lire, enfin, les yeux bandés et c’est
par d’autres yeux que ceux du corps qu’il
va pouvoir transpercer le secret de la matière,
voir ce que personne d’autre ne peut voir. Mesdames
et messieurs, c’est par les yeux de l’âme
qu’il va être capable d’accomplir ce
prodige, car l’âme seule sait faire ce miracle.
Si quelqu’un, une dame par exemple, veut approcher
un livre, ou une lettre cachetée. Voyons, qui veut
tenter l’expérience la première?
Alexis n’écoutait plus.
A quoi bon ? Ricard lui-même s’embrouillait
dans ses phrases. Les yeux fermés, il pouvait voir.
En extase, il entendait. Marcillet lui touchait l’épaule
et la chaleur de sa main l’enveloppait, le protégeait.
Pour ces gens, il n’était rien de plus qu’un
phénomène. Certes, il percevait dans la
pièce l’attention que sa présence
réclamait et il en était toujours très
fier, mais à chaque démonstration publique,
il avait éprouvé l’angoisse d’être
seul au milieu d’une foule avide. Certains mots
le blessaient. Mais qu’importait que pour eux Dieu
commît une injustice ? Pour lui, il en réparait
une. « Je ne sais pas qui est l’enfant qui
joue de l’épinette, pensa-t-il. Un jour,
je le saurai, et je comprendrai pourquoi je lui ressemble.
»
Une femme s’avança. Elle
tenait une lettre qu’elle n’avait pas encore
décachetée. Elle la tendit à Ricard,
Ricard la donna à Marcillet, Marcillet la plaça
entre les mains d’Alexis.
– Remettez votre main sur mon
épaule, je vous en prie, murmura l’enfant
dans un souffle à l’adresse de celui qui
lançait le fluide. Je me sens triste ici et mes
facultés pourraient en souffrir. Je sens dans l’assemblée
des gens incrédules qui, s’ils en avaient
le pouvoir, chercheraient activement à me nuire.
A cause d’eux, je ne suis pas sûr de pouvoir
accomplir de grands prodiges aujourd’hui.
Marcillet obéit. Il était
sous le charme de l’enfant. Il y avait en lui une
douceur, une fragilité, un abandon indéfinissables
qu’il lui transmettait à son insu.
– Vous pouvez constater, continua
le professeur, que, plongé dans le sommeil magnétique,
le somnambule continue d’entendre et de parler.
Il peut faire bouger son corps et si nous lui enlevions
le bandeau qu’il a sur les yeux, on verrait qu’ils
sont grands ouverts. Vous pouvez remarquer également
que son intelligence se développe. Cet enfant d’ordinaire
timide et réservé, au langage fruste, se
permet avec nous des privautés de propos, une ironie,
voire même une insolence qu’il n’a pas
d’habitude. Ce sont là les premiers effets
de la magnétisation. Marcillet, ordonnez à
votre somnambule, puisqu’il est désormais
sous vos ordres, de vous lire le contenu de l’enveloppe.
Marcillet donna l’ordre. Alexis
tâta l’enveloppe avec fièvre.
– Cette dame a des ennuis avec
la justice… C’est bien fâcheux…
Elle attend le dénouement d’un procès…
dans lequel elle est engagée depuis… plusieurs
mois. Comme elle a peur que le jugement ne soit défavorable,
elle n’a pas voulu lire le contenu de la lettre…
Non, il n’était pas comme
les autres. Il ne récitait pas une leçon,
il n’était pas vague, évanescent comme
les somnambules d’opérette qui se produisaient
sur les boulevards. Celui-ci était clair, concis,
sûr de lui. En fin limier, il cherchait, il scrutait,
les mains tendues, les traits tirés par une concentration
inhumaine. Sous le bandeau ses yeux étaient révulsés,
Marcillet en était sûr. Il avait accès
à des informations et au prix d’un effort
prodigieux, les faisait doucement remonter à sa
conscience.
– Qu’y a-t-il précisément
dans la lettre? Cette dame aimerait le savoir, questionna
Marcillet avec autorité.
– En lisant la lettre, je ne
pourrai pas lui dire l’issue de son procès.
– Comment cela?
– Parce que la dame s’est
trompée, ce n’est pas la bonne lettre.
– Peu importe, nous voulons savoir
ce qu’elle contient, ordonna le magnétiseur,
impitoyable.
Il voulait tester sa force, connaître
jusqu’où l’enfant pouvait être
ferme et certain de son pouvoir. Son rôle à
lui était d’imposer l’autorité
d’un chef. Dans la bravoure, c’était
capital.
– Je ne pense pas pouvoir le
dire devant tout ce monde. La dame ne serait pas contente.
La femme, prise d’un doute affreux,
fouilla dans son sac et poussa un cri.
– Surtout, ne dites rien ! Il
s’agit en effet du plus grand des secrets. Je n’ai
pas donné la bonne lettre !
– N’ayez crainte ! Je ne
me souviendrai de rien lorsque je serai réveillé
et je suis trop jeune pour m’intéresser d’aussi
près à la vie intime d’une dame telle
que vous ! Mais je vous dirai, si cela vous intéresse,
des nouvelles de votre procès.
Il était même capable
de rire en plein effort comme ces trapézistes qui
au milieu d’un triple saut périlleux envoient
un baiser à la foule.
– J’ai là l’autre
lettre, dans mon sac ! s’écria la femme.
Je me suis trompée d’enveloppe.
– Je n’en ai pas besoin,
répondit calmement Alexis. Cette lettre ne vous
apprendra rien que vous ne sachiez déjà.
Le ton se faisait tout à coup
inflexible. Il passait sans transition d’un registre
à l’autre sans rien perdre de sa souplesse,
de sa légèreté. Il avait déjà
l’assurance tranquille, le mordant, l’autorité,
des seigneurs.
– Pourtant, mon avocat m’a
dit que je recevrai aujourd’hui ce qu’il faut
pour être fixée sur l’issue du procès,
geignit la femme, insensible à ce qui se passait.
– Le délai a été
retardé. Votre avocat ne pouvait pas le savoir.
Vous n’aurez la réponse que dans dix jours,
affirma le somnambule.
– Et tu peux la lui donner, Alexis,
maintenant, cette réponse? demanda Marcillet tellement
ému qu’il tremblait.
– Oui. L’issue du procès
est favorable.
Il l’avait tutoyé dès
la première fois et l’avait appelé
par son prénom. Autant dire qu’il se l’était
approprié tout de suite, mais avec un calme, une
froideur qui l’avaient étonné lui-même.
A l’issue de la séance, il ne fit rien de
plus. Il réveilla l’enfant et prit congé,
laissant les choses comme elles étaient, sans l’emphase,
sans la précipitation qui auraient risqué
de tout gâcher.