Au sujet d' Alexis Didier

Comment avez-vous rencontré Alexis Didier ?

     Par le plus grand des hasards. Dans Le Monde des livres, en janvier ou février 2003, un article de Roger-Pol Droit  intitulé « Dans le grenier des sciences » parlait d'un livre écrit par Bertrand Méheust sur le plus grand voyant du XIXème siècle. Tout de suite j'ai su que j'écrirais un roman sur ce personnage historique : Alexis Didier. J'ai acheté le livre de Bertrand Méheust,  Alexis, un voyant prodigieux dans la semaine. Je l'ai lu et ce fut un véritable coup de foudre pour Alexis. Je l'ai aimé, je l'ai vu, je me suis passionnée pour lui. J'ai été conquise par la réflexion de Bertrand Méheust. Un monde s'est ouvert. Et j'ai commencé à lire des ouvrages sur la voyance, la métapsychique, le paranormal, l'ésotérisme, les cartes du tarot. Un livre en appelait un autre, c'était vertigineux. Quand on soulève un coin du voile, c'est notre vision du monde qui en est changé. Tout s'est enchaîné depuis, les rencontres, les livres. Tout se transformait également dans ma vie.
     J'ai écrit à Bertrand Méheust pour lui dire ce que j'étais en train de faire. J'utilisais son travail et je me sentais une dette envers lui. J'avais vraiment la sensation de mettre mes pas dans les siens. Lui m'avait ouvert le chemin. Quand j'ai lu à la bibliothèque nationale le livre d'Alexis Didier sur microfiches, je me disais qu'il avait fait la même chose et j'imaginais que les empreintes de doigts sur les fiches étaient les siennes. Je menais mon enquête parallèle. Evidemment, il avait tout défriché avant moi. J'ai surtout creusé du côté du théâtre. J'ai voulu comprendre le rapport entre la voyance et le théâtre. Car moi, je devais incarner mon personnage, comprendre ce qu'il avait ressenti, explorer sa vie privée, et pas seulement sa vie publique.
     Arrivée à mi-parcours, j'ai écrit à Bertrand Méheust  et nous nous sommes rencontrés. Bertrand était dépité parce qu'il voulait lui aussi écrire un roman sur Alexis Didier. Il ne voulait pas lire une ligne de ce que j'avais écrit. Et puis finalement,  son idée de roman n'était pas du tout la même que la mienne. Nous ne nous intéressions pas à Alexis de la même façon ni pour les mêmes raisons, du moins en apparence.
     Nous sommes devenus amis. Maintenant nous sommes les deux personnes vivantes qui avons approché le plus près Alexis Didier et qui le connaissons le mieux. Cet homme nous a réunis d'une façon très étrange. Chacun à notre tour, nous nous sommes recueillis sur sa tombe et celle de son frère Adolphe dans le cimetière Montmartre. Quand on est devant la pierre tombale, le personnage devient comme un frère. On fait entrer le réel dans la fiction.

En quoi la rencontre avec Alexis Didier a-t-elle transformé votre vision du monde ?

     C'était comme si tout à coup je revenais à mes origines. A travers Alexis, je me suis mieux comprise. Je ne m'étais jamais formulé certaines questions qui me préoccupaient depuis mon enfance. Je n'avais jamais essayé de leur donner des réponses.  La question des états modifiés de conscience, des rapports entre le corps et l'esprit, de la folie. La question du don également, de la précocité, d'une certaine inadaptation à son milieu, de l'incompréhension à laquelle on se heurte dans son entourage le plus proche, la question de la gémellité, car j'ai une sœur jumelle, une fausse jumelle, comme Alexis dont le frère était comme son faux jumeau, ils étaient très proches et avaient le même don. Le don de voyance est souvent lié au double,  au fait d'avoir été très proche de quelqu'un, tellement proche qu'on a aboli les frontières entre soi et l'autre, et cela dès les premiers mois de la vie. S'installe alors une sorte de porosité des consciences. Les extra-lucides ont souvent connu cette fusion avec un parent très proche.  C'est la maladie qui révèle son don à Alexis parce qu'il se fait soigner par un magnétiseur. Il souffre de crises nerveuses, peut-être d'épilepsie, c'est un enfant hyper-émotif.  Je me suis beaucoup retrouvée en lui, il est malingre, il est chétif, il refuse de grandir, comme les enfants dont on a exploité un don alors qu'ils étaient très jeunes (comme Mozart, Nijinski ou plus près de nous Mickael Jackson) et en allant vers lui, je me retrouvais. Peut-être que ce livre m'a permis de faire la paix avec moi-même, en tout cas, grâce à lui, je me suis regardée avec bienveillance, la bienveillance dont j'avais besoin. Et cela m'a apaisée.

Un tel destin vous semble-t-il encore possible aujourd'hui ?

     Un destin de grand voyant, excepté romancé au cinéma, on l'imagine mal à notre époque. Le voyant du XIXème siècle est un somnambule, c'est-à-dire quelqu'un qui est endormi avec des passes magnétiques par un magnétiseur. La voyance du XIXème siècle est liée à l'histoire du magnétisme animal qui débute avec l'arrivée de Mesmer à Paris en 1774. Mesmer est un médecin allemand qui développe à Paris une nouvelle façon de soigner les gens. C'est une méthode révolutionnaire qui va vite devenir à la mode. Il l'a mise au point d'une façon empirique et se base sur certaines intuitions personnelles ainsi que les découvertes scientifiques contemporaines sur l'électricité et le magnétisme des aimants. Mesmer croit à l'influence des planètes sur l'organisme humain. Il pense que tous les corps solides baignent dans un fluide qui agit sur les corps, qu'il existe des champs électriques et magnétiques invisibles qui entrent en interaction avec les fluides et l'électricité circulant dans notre corps. Pour lui, la maladie, quelle qu'elle soit, n'a qu'une cause : une rupture de l'équilibre, de l'harmonie dans le corps. Sa méthode thérapeutique consiste à rétablir l'équilibre. La nature le fait d'elle-même, le corps a une capacité naturelle à se guérir lui-même. C'est sur cette capacité naturelle qu'il va s'appuyer, il va seulement le faire d'une manière plus rapide, aider la nature à restaurer la santé. Son idée est de faire interagir les corps entre eux. Il appelle magnétisme animal cette action du corps du médecin sur le corps du malade, en comparaison avec le magnétisme des aimants. Il pense que le corps humain possède un fluide qui, comme un courant électrique, peut détecter les organes malades, les déséquilibres et rétablir l'équilibre défaillant. Aujourd'hui on parlerait d'énergie. Mais à l'époque, c'est le courant électrique et les champs magnétiques qui fournissent le modèle épistémologique.
     Mesmer provoque chez ses patients une crise, des convulsions qui vont permettre au corps de se désorganiser puis de se réinitialiser en vue de la guérison. C'est la pagaille avant la reconstruction. Au fond, la maladie ne procède pas autrement. Les crises sont violentes, spectaculaires. Mesmer a vu les exorcistes à l'œuvre dans les cas de possession. L'exorciste crée chez la personne possédée une violente agitation qui expulse le démon. Et ça marche ! Il a récupéré un vieux truc populaire et l'a rationalisé, théorisé d'une manière savante pour le faire entrer dans le domaine de la science.
     Il fonde une société, la Société de l'Harmonie, et a de nombreux disciples auxquels il apprend la théorie et la pratique de sa médecine dans sa clinique qui connaît un immense succès. Tous les délaissés de la médecine ordinaire s'y pressent et on y reçoit les pauvres comme les riches. Tout le monde se mélange. Pour soigner tous ces gens, Mesmer fait des séances collectives de guérison autour d'un grand baquet rempli d'eau magnétisée, de tessons de verre, de limaille de fer, de fleurs et de plantes. Une tige de fer sort du baquet et est relié au malade par une corde qui lui permet d'être en contact avec le fluide. Quand le malade entre en convulsion, il est emporté dans une pièce capitonnée, la chambre des crises. Mesmer soigne également individuellement ses malades en leur faisant des passes magnétiques. C'est totalement inédit à Paris. On connaît cela chez les guérisseurs de campagne mais dans un milieu urbain et intellectuel, ces pratiques ont disparu. Mesmer fait fureur. Il déclenche des jalousies et la méfiance du gouvernement qui voit d'un mauvais œil ces enthousiasmes révolutionnaires avant l'heure (les comtesses embrassent les gens du peuple, les gens pleurent autour du baquet, libèrent leurs émotions d'une manière jugée inconvenante). Louis XVI charge l'Académie des sciences de mener une enquête et le magnétisme est condamné. Vexé que les instances supérieures n'aient pas reconnu son génie, Mesmer part en Angleterre avant de retourner en Souabe, sa terre natale. On dit qu'il aurait assisté à l'exécution sous la Terreur de Bailly, le médecin qui avait rédigé le rapport condamnant le magnétisme animal. Il aurait alors retiré son chapeau pour saluer sa mémoire.
     L'un de ses disciples, le Marquis de Puységur, gentilhomme de province, magnétise les paysans de son domaine pour les soigner. Un jour, il endort un jeune paysan qui souffre d'une fluxion de poitrine, et celui-ci se met à parler dans son sommeil et développe des capacités incroyables. Il diagnostique sa maladie, prévoit les crises et le moment de sa guérison. On appellera un patient plongé dans ce genre de sommeil, provoqué par des passes magnétiques, un somnambule artificiel ou somnambule magnétique et le sommeil dans lequel le magnétiseur l'a plongé sommeil magnétique. Ces phénomènes vont se développer dans toute l'Europe et donner lieu à une vaste littérature ainsi qu'à une virulente polémique. D'autant plus que certains de ces somnambules développent des dons encore plus prodigieux : celui, entre autres, de lire les yeux bandés et de voir à travers le temps et l'espace.
     Les premiers somnambules étaient utilisés dans un but médical. Certains voyaient l'intérieur des organes et diagnostiquaient des maladies. Vers 1840, date à laquelle Alexis Didier commence sa carrière, on les exhibait sur une scène et ils exécutaient de véritables numéros devant un public. C'est ce que va faire Alexis Didier.
     Tout ce long détour pour expliquer que l'histoire d'Alexis Didier s'inscrit dans un certain contexte historique, qu'il est l'aboutissement de soixante-dix ans de recherches et de polémiques autour du magnétisme, qu'il est né la même année que la photographie, qu'il commence sa carrière au moment où le daguerréotype se commercialise, et que sa voyance entre en résonance avec ces nouvelles techniques qui permettent de fixer une image, de garder l'empreinte, la trace d'un objet, d'un être cher, d'un moment du passé. Du coup, ses performances de seconde vue comme on les appelle, sa capacité à voir l'intérieur d'une maison, d'en parcourir les pièces, d'en décrire les objets, comme le ferait un appareil photographique, de lire une phrase dans un livre fermé, de voir un objet à l'intérieur d'une boîte, sont parfaitement en accord avec son temps et paraissent d'autant plus fascinantes.
     C'est le spiritisme, sous le Second Empire, qui détrônera le magnétisme et l'intérêt des gens pour ce genre de spectacle. Finalement, tout est soumis à la mode. Si naissait aujourd'hui un Alexis Didier, il aurait peu de chances de faire émerger ses dons car la pensée collective est totalement enfermée dans le rationalisme. C'était d'ailleurs déjà le cas au milieu du XIXème siècle mais il y avait encore des ouvertures vers une autre conception de l'homme et de ses potentialités. Vers 1840, les magnétiseurs trouvent des gens avec qui parler. Ce sont des indiens venus à Paris. Ils échangent leurs points de vue et sont passionnés par ce que leur disent les magnétiseurs.
     Aujourd'hui, Alexis Didier ne pourrait être reconnu officiellement ni se produire au grand jour. Ni sur la scène religieuse (il y a eu à d'autres époques de grands voyants mystiques qui devinrent de grands saints,  par exemple Jeanne d'Arc, Nicolas de Flüe au Moyen-âge, ou Anne-Catherine Emmerich au début du XIXème siècle).  Ni sur la scène médiatique qui, la plupart du temps, tourne en dérision ces phénomènes. Il ne pourrait même pas, dans un tel contexte, hostile à ces questions, développer le potentiel de ses dons. Il faut un environnement favorable. Et non encouragés, les potentialités se ferment et disparaissent.

 

 

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