| Pastiches des oeuvres suivantes:
Madame d'Aulnoy, Contes nouveaux ou
les Fées à la mode.
Marcel Proust, La Prisonnière
Montesquieu, Les Lettres persanes.
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Madame d'Aulnoy
(1650-1705)
(Pastiche extrait des Dessous de la littérature,
Editions des Equateurs, 2010)
Auteur oublié
de contes célèbres comme L’oiseau
bleu ou La belle au cheveu d’or, Marie-Catherine
d’Aulnoy est contemporaine de Madame de la Fayette
et de Charles Perrault. Sa famille appartenait à
la petite noblesse normande. On lui fit épouser à
seize ans un homme trois fois plus âgé qu’elle,
baron d’Aulnoy en Brie, valet de pied du duc de Vendôme,
un débauché et un mufle dont elle tenta vite
de se débarrasser. Elle monte avec sa mère
et leurs deux amants une machination pour le faire condamner
à mort. Mais le complot est découvert, les
complices arrêtés et décapités.
De justesse et dans des circonstances rocambolesques, les
deux femmes parviennent à s’enfuir. Elles mènent
alors une vie aventureuse à travers l’Europe
avant de rentrer en grâce auprès de Louis XIV
pour services rendus à la Cour.
De retour à Paris, Madame d’Aulnoy
ouvre un salon littéraire, romance ses voyages et
les secrets de la Cour. Les contes de fée sont à
la mode : elle en composera quatre volumes pour la société
galante de son temps, dans un esprit subversif et satirique
qui la rapproche de La Fontaine.
Enfin le monde finit par la lasser. Elle
s’enferma dans un couvent.
Contes nouveaux ou les Fées à
la mode (1698)
La Princesse aux Prodiges
Il était une fois
une princesse si extraordinaire qu’on l’appela
la Princesse aux Prodiges. En quoi consistaient ces prodiges,
c’est ce que le conte vous apprendra bientôt.
Sa mère était morte et son père, petit
roi d’un petit royaume, ne s’était pas
remarié parce qu’il pensait qu’aucune
femme ne pourrait le satisfaire comme l’avait pu faire
la première : elle était un peu fée.
Il n’en avait eu qu’une fille qui avait été
élevée par sa tante dans un appartement du
château où il ne se rendait jamais. Il n’avait
vu sa fille que quelques fois, ne connaissait ni son âge
ni de quelle couleur étaient ses yeux. Il ne savait
même pas son nom et comme il ne l’appelait jamais,
les gens l’appelèrent la Princesse sans Nom.
Seule sa tante, qui l’avait élevée et
qui la connaissait bien, l’appelait la Princesse aux
Prodiges. Pendant longtemps personne ne sut pourquoi. C’est
un secret bien gardé que je vais vous apprendre.
Les fenêtres de la chambre de la
Princesse sans Nom s’ouvraient sur un grand bois rempli
de bêtes sauvages qui ne se montraient que la nuit.
Ce n’étaient pas des bêtes ordinaires
comme on en voit d’habitude dans les forêts.
C’étaient des bêtes que les fées
avaient transformées afin de se rendre maîtresses
de leurs pouvoirs. Il y avait des biches qui volaient avec
des sabots d’or, des hérissons qui poussaient
sur les arbres et tombaient comme des châtaignes,
et un jeune renard, qui, habillé en prince, avait
le pouvoir d’illusionner les jeunes filles. Ce renard
s’appelait Piquedouille.
Piquedouille était un prince charmant qu’une
méchante fée avait transformé en goupil
; le sortilège cesserait quand il aurait bu l’eau
d’une fontaine merveilleuse. Depuis trois ans qu’il
était condamné à errer dans cette forêt,
il en avait exploré les sentiers, les grottes, les
trous des rochers, mais aucune eau ne coulait dans ce pays
: pas une source, pas un ruisseau, pas une fontaine, encore
moins de fontaine merveilleuse ; et il désespérait
de retrouver un jour son apparence de prince charmant.
Quand la Princesse sans Nom eut quinze
ans et qu’elle fut en âge de prendre un mari,
sa tante convoqua les princes des royaumes alentour pour
qu’elle se choisît un époux. Mais la
princesse les dédaignait tous parce qu’elle
voulait rester fille, afin de ne pas avoir à quitter
son appartement, sa chambre, et le grand bois qu’elle
voyait de son lit et qui l’enchantait à cause
des biches aux sabots d’or qui volaient, des hérissons
qu’elle voyait s’ouvrir dans les arbres et d’autres
merveilles encore dont je n’ai pas parlé.
Un jour qu’elle s’y promenait
seule, elle rencontra Piquedouille. Comme elle savait que
le bois était enchanté, elle ne fut pas étonnée
d’entendre parler un renard si bien mis, qui, s’il
n’avait eu un pelage aussi fourni et un nez aussi
pointu, aurait fait un prince charmant parfait.
- Savez-vous, Princesse, lui demanda-t-il
le plus poliment du monde car il savait que les renards
n’ont pas une bonne réputation, s’il
existe dans ces lieux une fontaine dont l’eau est
merveilleuse ?
- Si une telle fontaine existe, je n’en
ai jamais entendu parler, répondit la Princesse sans
Nom.
- Et vous, comment vous appelez-vous ?
demanda encore Piquedouille au risque de la froisser. Je
ne vous connais pas.
- Mon nom ne vous apprendrait rien. Parce
que mon père n’a jamais pris soin de me connaître,
on me nomme la Princesse sans Nom.
- Vous n’en avez pas d’autre
?
- Pas que je sache.
Piquedouille était un renard enchanté.
Il ne fut pas insensible à la beauté de la
princesse et lui trouva un air de modestie et d’intelligence
qui la lui fit aimer sur le champ. Ne dit-on pas que les
renards sont les plus rusés des animaux ? Il était
peiné qu’elle n’eût pas de nom
et se dit qu’il la reverrait bientôt parce qu’il
en avait grand désir.
Quand le soir elle fut couchée,
Piquedouille monta dans le grand arbre qui touchait à
la fenêtre de la Princesse sans Nom et s’introduisit
dans sa chambre. Comme il était enchanté,
la princesse n’en eut pas peur, au contraire. Elle
avait toujours souhaité que quelqu’un lui tînt
compagnie et un renard valait aussi bien qu’une personne.
Elle ouvrit les draps de son lit et l’invita à
entrer. Elle ne portait qu’une chemise qu’il
défit prestement. Et quand il l’eut mise nue,
un bâton magique lui poussa entre les jambes, avec
une petite tête au bout, deux yeux et une bouche qui
parlait. Il fit pénétrer la tête et
le bâton dans un endroit secret que la belle princesse
avait au bas du ventre et dont l’entrée était
bien cachée entre ses cuisses soyeuses. Il n’y
avait pas trop de difficulté à y pénétrer,
il y faisait très sombre, et à chaque fois
qu’il ressortait la petite tête, elle insistait
pour y pénétrer de nouveau car on ne pouvait
pas se lasser d’une chose aussi bonne.
- C’est le séjour des dieux,
disait-elle. Laisse-moi explorer ce chemin. Il y fait sombre,
mais c’est un endroit où il n’est pas
besoin de lumière pour y voir mieux qu’en plein
jour.
Quand la tête disparaissait, il
en ressentait un grand plaisir. Un frisson parcourait son
échine et faisait se dresser les poils de renard
qu’il avait drus sur son beau corps d’animal,
car malgré la transformation qu’il avait eue
à souffrir, il avait gardé quelque chose de
son corps gracieux de prince charmant et en ressentait les
nombreux effets.
La Princesse n’était pas
insensible aux allées et venues de la petite tête.
Ces mouvements bien exécutés la mettaient
dans un état de joie sans pareille qui l’échauffait
et lui faisait dire quantité de choses étranges.
Elle soupirait, elle haletait, et soudain elle prononça
des paroles magiques qui la soulevèrent dans son
lit : elle avait la sensation de voleter dans la chambre
comme un oiseau. Sa tante qui dormait dans la pièce
à côté entendait tout, voyait tout à
travers la serrure, mais ne comprenait pas d’où
venait un si merveilleux enchantement car Piquedouille,
tapi sous les draps, restait invisible. C’est à
cause de ce grand prodige, qu’elle vit cette nuit-là
et beaucoup d’autres nuits encore, qu’elle appela
sa nièce la Princesse aux Prodiges.
La petite tête n’en resta
pas là. Tous les soirs elle insistait pour retrouver
la grotte secrète de la Princesse aux Prodiges. Car
Piquedouille lui aussi avait fini par ne plus l’appeler
qu’ainsi.
- Ceux qui vous appellent la Princesse
sans Nom sont des paresseux et des lâches, lui dit-il
un soir. S’ils vous connaissaient comme je vous connais,
ils ne vous donneraient pas d’autre nom que celui
de Princesse aux Prodiges.
- De quels prodiges parlez-vous ?
- Je parle de ce que je vois toutes les
nuits quand je suis au lit avec vous. Et la petite tête
qui pousse au bout du bâton enchanté que je
fais grandir pour vous combler de joie ne tiendrait pas
un autre discours si je l’interrogeais.
Avant même d’avoir pu la questionner
à ce sujet, la tête disparut, entraînant
le bâton avec elle dans la grotte merveilleuse. Bien
qu’il y fît très sombre comme elle s’en
était plainte plusieurs fois, elle y voyait toutes
sortes de féerie et d’enchantements. Il y coulait
une rivière de fines perles roses et des fils d’or
fondu se métamorphosaient sans cesse en des figures
prodigieuses de chimères, d’oiseaux de Paradis,
de licorne, qui ravissaient la vue. Plus loin, elle explora
d’autres cavernes moins humides, se faufila dans plusieurs
orifices qui avaient le pouvoir de la mettre en extase.
Elle se frottait aux parois, parlait le langage des fées,
s’évanouissait souvent au contact de la rivière
de perles roses qui lui paraissaient plus douces que des
plumes. A chaque fois qu’elle revenait à elle
et pouvait parler, elle s’adressait au prince sur
un ton de raillerie en disant :
- Pique nique, Piquedouille, c’est
toi l’andouille.
Et le prince, qui était alangui
à cause de cette quantité de caresses qu’il
faisait à la Princesse ne comprenait pas pourquoi
cette tête effrontée se moquait ainsi de lui.
Une nuit, alors qu’il était
encore plus occupé que d’habitude à
caresser la princesse, la petite tête lui demanda
:
- N’est-ce pas une fontaine merveilleuse
que tu dois trouver ?
- Oui, répondit l’infortuné
Piquedouille, mais elle n’existe nulle part et je
crains que cette méchante fée n’ait
fait le vœu de me perdre. Il est à craindre
que je ne reprenne jamais mon aspect de prince charmant.
Mais tant que la Princesse aux Prodiges accepte de coucher
dans le même lit que moi, cela m’est égal.
- Et si je t’indiquais le moyen
de la trouver ?
- Dis-le moi donc, vilaine petite tête
! répondit Piquedouille.
- Elle est ici, à l’endroit
où je me tiens, et depuis plusieurs semaines, je
la remplis, parce qu’elle était à sec.
C’est pour cette raison que tu ne la trouvais pas.
C’est une chose que j’ai accomplie sans effort
et je veux la remplir encore chaque nuit : je ne connais
pas de plus grand plaisir au monde.
Alors Piquedouille se pencha vers l’endroit
secret dont parlait la tête, il en sortit le bâton
et but la liqueur que la Princesse aux Prodiges faisait
jaillir de cet endroit. C’était assurément
une merveilleuse fontaine, rafraîchissante et mousseuse
comme une petite source. Il y vit nager des écrevisses,
des alevins pareils à des virgules, et des lentilles
d’eau multicolores s’irisaient sur ses bords.
- Est-elle bonne ! s’exclama Piquedouille.
Mais déjà, son nez avait repris sa place,
ses poils roux avaient disparu et ce n’était
plus un renard qui était allongé dans le lit
de la Princesse aux Prodiges, mais un jeune prince charmant,
portant des bottes et un chapeau de mousquetaire.
- Il me semble que j’ai dormi, dit
au même moment la princesse d’une voix engourdie.
Je rêvais qu’un prince faisait couler de mon
ventre une source merveilleuse. Cette source guérit
tous les maux, aussi bien la maladie que la tristesse et
je suis bien aise de la connaître.
Elle fut à peine étonnée
de voir la nouvelle apparence qu’avait prise son ami
le renard. Depuis ce jour, le Prince Charmant boit toutes
les nuits à la fontaine et elle n’a plus jamais
été appelée que la fontaine de la Princesse
aux Prodiges.
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Marcel Proust (1871-1922)
( Pastiche extrait des Dessous de la
littérature, Editions des Equateurs, 2010)
La Prisonnière
(1923).
Mais j’étais
vieux maintenant. J’avais remonté très
haut la couverture qui avait glissé à mes pieds
et m’étais laissé aller à ce sommeil
qui nous prend à certaines heures de l’après-midi
quand on a trop voulu croire qu’un déjeuner copieux
ne nous empêcherait pas de travailler. Mais il le fait
pourtant, et j’avais dormi une partie de ce temps dont
je comptais profiter pendant qu’Albertine était
sortie. Il fallait toujours remettre au lendemain. Si Albertine
rentrait alors que j’étais au lit, elle ne manquait
pas de me rappeler combien j’avais été
insistant avec elle, refusant de sortir, alors que j’en
avais eu le désir quelques instants plus tôt,
prétextant un travail urgent à faire. «
Si j’avais su que vous vouliez vous reposer, je serais
restée, disait-elle » et je ne pouvais interpréter
ses paroles ni dans le sens d’un reproche, ni dans celui
d’un sentiment simplement tendre qui exprimait le regret
de n’avoir pas passé l’après-midi
à dormir avec moi. Comme pour ôter toute ambiguïté
à ce qu’elle venait de dire, elle se défaisait
prestement de son manteau avec une précipitation que
je ne lui reconnaissais pas mais qui n’était
que le signe qu’elle consentirait maintenant à
faire ce dont mon soi-disant devoir de travailler à
mon ouvrage l’avait privée. « Et maintenant
que je suis si fatiguée de ma promenade, consentirez-vous
à me faire une place à vos côtés?
» demandait-elle avec une ingénuité enfantine.
Elle sentait l’air frais du dehors et le désir
que j’avais soudainement d’elle se mêlait
à celui de goûter au vent froid qui l’avait
décoiffée et avait rosi ses joues, si bien que
je n’étais plus si sûr de vouloir une chose
qui, en fin de compte, ne m’apporterait pas la joie
à laquelle mon imagination me préparait à
l’avance devant le visage énergique et rouge
de mon amie. J’aurais pu ouvrir les draps et l’inviter
à s’y faufiler mais je préférais
lui laisser l’initiative de s’installer à
mes côtés comme elle en avait exprimé
le désir, en faisant mine de ne pas comprendre ce qu’elle
avait entendu par cette expression qui semblait si anodine,
mais qui avait eu le pouvoir de lever dans mon esprit l’image
d’une femme nue, prête à se donner, ce
qui n’avait manqué d’avoir des conséquences
immédiates et parfaitement attendues, mais qui m’étonnaient
toujours, conséquences qui s’étaient manifestées
avec tellement de promptitude et m’avaient tellement
surpris, aux Champs Elysées, quand j’avais tenté
de reprendre la lettre de Gilberte. « Ne vais-je pas
froisser ma robe si je l’étale ainsi sur votre
lit ? Oh ! Et puis, zut ! Je dormirais aussi, permettez-moi
de me mettre en peignoir. » Comme les femmes qui n’avouent
jamais leur désir, parce que c’est de l’homme
qu’elles veulent faire croire qu’il naît,
ce qui leur épargne l’humiliation de demander
une chose à laquelle elles font semblant de consentir
sans jamais l’avoir désirée, Albertine
trouvait toujours de ces stratagèmes à quatre
sous, dont je ne savais jamais si elle en était la
dupe, pour m’autoriser, tout en laissant paraître
qu’elle n’y était pour rien, à assouvir
à ma guise l’envie que j’avais d’elle,
à l’instant même où celle-ci naissait.
Elle savait que la plus simple des mises en scène,
qu’elle avait expérimentée maintes fois
depuis qu’elle habitait chez moi, était celle
aussi qui aurait le pouvoir de m’exciter le plus, et
que c’était le mensonge consistant à s’allonger
en peignoir à mes côtés et à faire
semblant de s’endormir, qui, comme l’aube naissante
fait briller dans les yeux du calife la rage folle de connaître
la suite des épisodes contés par Shéhérazade,
allumerait en moi un élan fougueux dont elle saurait
sans mal se satisfaire. Nous n’en étions qu’aux
prémisses et j’avais peur déjà,
comme avec Gilberte la première fois, que sans pouvoir
davantage attendre, et avant même d’avoir goûté
les primeurs de cette offrande, tout vint à se perdre,
tant est grand l’empire de l’imagination, qui
l’emporte sur le territoire, ô combien plus réduit
et ridicule, du corps. Elle était passée dans
sa chambre pour se défaire de ses vêtements et
je savais qu’il suffisait que j’entrouvre son
peignoir jaune en soie pour toucher sa peau. Elle s’allongea
dans un froissement d’étoffe qui réveilla
en moi toutes les scènes d’orgie auxquelles nous
nous étions livrés depuis qu’elle avait
accès à ma chambre, mais, sans renoncer à
mon occupation pour ne pas lui laisser l’avantage, je
continuai la lecture de mon livre, simulant d’y prendre
le plus grand intérêt, ce qui me permettrait
de régler le déroulement de l’acte d’amour
qu’elle autorisait doublement, en le mettant elle-même
en scène tout en me concédant le pouvoir de
l’accélérer et de le ralentir à
ma guise. J’étais bien incapable de concentrer
mon esprit sur les lignes du livre que je tenais au-dessus
de ma tête comme une couronne, aussi dénué
de sens pour mon cerveau que s’il avait été
écrit en chinois, alors qu’il m’avait tenu
en haleine une partie de l’après-midi, pendant
qu’Albertine était absente, et j’attendis
dans cette posture qu’elle voulût bien être
endormie, car ce ne serait qu’une fois plongée
dans un sommeil que je savais qu’elle simulerait, rendue
plus lointaine par ce pauvre subterfuge, qu’Albertine
serait la plus désirable et que je goûterais
pleinement le plaisir de la posséder. Dans ce plaisir,
le corps n’a qu’une petite part, l’imagination
fait tout, et je pouvais, sans même la toucher, prendre
cette plus grande part, celle qui n’est jamais déçue,
ni trompée par une circonstance extérieure,
une défaillance des muscles, une trop grande tension
ou un mauvais mouvement qui mettront la jouissance en péril
et, la rendant autre que nous nous l’étions imaginée,
dénatureront, hélas ! la perfection de sa venue.
Mais en même temps, je ne pouvais m’empêcher
de la regarder dormir, tant son visage me paraissait autre
que celui auquel elle m’avait habitué toutes
ces années. J’avais le désavantage d’être
enfermé sous les draps alors qu’elle s’était
allongée au-dessus des couvertures, ce qui rendait
mon corps prisonnier et ne donnait à mes gestes qu’une
petite amplitude de mouvement, et cette circonstance me poussa
à m’extraire de cette prison pour me mettre à
son niveau, au-dessus du couvre-lit, doux et moelleux, dans
lequel elle s’enfonçait comme dans un tapis de
mousse. Au moment où je me retrouvai à côté
d’elle, sur la même couche géologique en
quelque sorte puisque je n’étais plus séparé
d’elle par le drap, elle gémit et je pus mesurer
à la rougeur de ses joues, dont la cause maintenant
était bien différente du froid de tout à
l’heure, puisqu’elles irradiaient une chaleur
perceptible d’où j’étais et que
je traduisais comme une invitation à l’amour,
je pus mesurer l’intensité de sa concupiscence
et le sacrifice auquel consentait sa fierté qui pour
rien au monde n’eût avoué à quel
point, à l’instant même où elle
semblait dormir, elle appelait l’acte sexuel de ses
vœux. Ces mensonges de l’être aimé,
qu’Albertine cultivait avec un raffinement sans égal,
et qui, dans n’importe quelle autre circonstance, m’eussent
mis au supplice, redoublaient les plaisirs de cette possession
charnelle, en établissant entre les amants un jeu subtil
d’attaques et de défenses. Nous pourrions allonger
le temps de l’étreinte indéfiniment et
la soirée, suspendue dans le temps de nos avancées
et de nos reculs sur un terrain où nous savions pertinemment
qu’il n’y aurait qu’un vainqueur, notre
jouissance, se fondait dans un instant quintessencié
et unique comme le verre dont le souffleur n’a plus
qu’à attendre qu’il soit à la bonne
température pour lui donner la forme désirée.
Nous entrions dans un nouvel ordre du temps, et notre corps,
comme pour se préparer lui aussi à cette métamorphose,
prenait des allures nouvelles, dans les poses qu’il
affectait, les torpeurs dont il s’enflait comme malgré
lui, et nous sentions les chairs à la fois se tendre
et s’amollir dans un double mouvement contradictoire
qui est si particulier à l’amour. Ce gémissement
d’Albertine n’était qu’un prélude,
il y en aurait bien d’autres. Mais c’est le premier
qu’on entend, auquel on peut se permettre d’être
attentif, après, il appartient à l’ordre
nouveau que la fièvre amoureuse a fait naître
: nous n’entendons plus les râles et les soupirs
comme le marin, sur son bateau, au milieu de la tempête
qui fait rage, n’entend plus le déferlement de
la mer. Au plus peut-il voir les vagues battre l’espace
de ses rouleaux laiteux, et les embruns, comme moi, au bord
de la possession physique, je verrai Albertine soulever ses
seins vers ma bouche pour que j’en morde les pointes,
ou bien ouvrir ses cuisses autour de mes hanches, implorant,
comme les martyrs qui voudraient qu’on mette un terme
à leur supplice, d’être transpercée
enfin par la vigueur de ma verge dressée. Mais nous
étions encore loin d’en être là.
Le premier gémissement passé, elle tournait
la tête légèrement vers moi et entrouvrait
les lèvres imperceptiblement, pour m’inviter
à venir y mettre ma langue, mais, la plupart du temps,
je ne m’abandonnais pas aussi facilement à son
souhait et refusais de lui accorder la première des
caresses. Ma main s’échappait alors vers ses
seins qu’elle n’avait pas osé encore faire
sortir de leur écrin de soie, sous le peignoir jaune
virant au vert dans l’air du soir, mes doigts cherchaient
l’issue d’un autre prélude moins mouillé
que l’intérieur de sa bouche, plus suave, plus
léger, et dont l’effet sur mes sens ne serait
pas moindre, mais d’une tout autre nature. Je voulais
la contempler dans son entier, rester suffisamment à
distance, de toute la longueur d’un bras, pour savourer
le spectacle de la femme qui se donne, car dans le baiser,
nous ne voyons plus rien, tant à ce moment nous nous
perdons dans l’autre. Je ne touchai de sa poitrine que
le téton, dressé comme une pointe de compas,
et, sans m’y attarder davantage, beaucoup plus vite
qu’elle ne s’y serait attendu, je glissai mon
doigt vers son sexe qui s’ouvrit afin qu’il s’y
enfonce. Il y avait là quelque chose de l’humidité
chaude des fleurs qui ont reçu une ondée alors
que le soleil bat son plein, j’avais connu de ces après-midi
d’été où la terre exhale la pleine
odeur de ses merveilles végétales, et Albertine,
comme une grosse fleur que la pluie qu’elle a reçue
fait basculer sur sa tige, les pétales trop lourdes,
flasques et désordonnés, penchait vers moi sa
tête et son buste complètement découvert,
les seins petits et fermes dénudés comme des
œufs qu’elle aurait voulu me faire gober jusqu’à
la garde pour en ressentir ce plaisir qu’elle aimait
par-dessus tout d’être dégustée,
mais je me penchais déjà vers l’endroit
où paressait mon doigt et, le retirant d’un coup,
je la privai de cette volupté pour lui en faire connaître
une plus grande, car j’aspirai aussitôt sa vulve
avec mes lèvres et remplis ma bouche de ce bouton vivant
qui ouvre seul la porte du plaisir. Contre toute attente,
elle replia ses jambes et, repoussant ma tête avec ses
mains, refusa de se donner à ma caresse pour m’en
accorder une autre, suprême, ce qui la fit remonter
vers mon ventre et engloutir dans sa bouche, où la
disparition de ses dents lui parut si étrange, mon
sexe, dont l’extrémité décalottée
et tendue s’abandonna au va et vient électrique
de cette ventouse. Mon esprit, renonçant sur l’instant
à toute prétention de penser et de connaître,
s’absorbait entièrement dans la volupté,
dont les vagues de chaleur irradiait mon corps, à travers
mes nerfs et mon sang, mes artères gonflaient, je les
sentais battre à mes tempes, et peu à peu, la
tension atteignit un point où, n’y tenant plus
de plaisir, d’un coup, au fond de la gorge chaude d’Albertine
et sans souci de ce qu’elle en dirait si je la laissais
s’épancher d’une manière aussi honteuse,
je fis monter et exploser ma jouissance.
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Montesquieu (1689-1755)
(Pastiche extrait des Dessous
de la littérature, Editions des Equateurs, 2010)
Dans la longue lettre 50 dont on ne donnera
qu’un extrait, Rica raconte à son ami Usbek la
soirée qu’il a passée chez monsieur de
Timéné, et l’entretien qui s’est
poursuivi dans sa chambre avec ses trois hôtesses jusque
tard dans la nuit.
Les Lettres persanes (1721)
Les eunuques sont un sujet inépuisable
pour les femmes de ce pays. Je t’assure qu’elles
rêvent toutes d’en avoir un pour mari ! «
Comme il serait doux, dit l’une, de ne point redouter
le malheur de devenir mère chaque année ! »
« Ne dit-on pas, fait remarquer la deuxième,
que l’imagination des infirmes est plus ardente qu’aucune
autre ? Si notre mari était un eunuque, quelles ruses
n’inventerait-il pas pour combler nos désirs
! » « Quelle drôle de chose cela doit être
de se voir ainsi foutue ! » s’exclame tout à
coup la troisième sans tenir compte de ma présence.
Je voyais bien que leur imagination s’enflammait et
qu’il serait bientôt temps d’éteindre
le feu qu’elles attisaient par leur conversation.
Je piquai leur vanité en vantant
le caractère voluptueux des Orientales. J’étais
couché dans mon lit, en chemise, sans pantalon, et
les trois belles formaient un cercle autour de moi. Elles
représentaient les trois types de beauté que
l’on croise à Paris : une brune aux yeux de jais,
les sourcils épais, la bouche merveilleusement ourlée
; une blonde à la peau si fine qu’elle en paraissait
transparente, avec des yeux turquoise, une petite bouche rose;
une rousse enfin, couverte de taches qui formaient de gracieux
dessins sur son visage. Ah ! Usbek, jamais l’amour ne
m’a comblé comme cette nuit et j’eusse
voulu que tu fusses avec moi pour oublier tes méchantes
femmes d’Ispahan!
Nous, Persans, nous avons trop voulu sauvegarder
l’amour par la vertu. Mais la vertu n’existe que
par l’amour ou par la contrainte. Il n’est, pour
s’en convaincre, que de fréquenter les femmes
de ce pays. Ici, l’amour est libre, on ne saurait l’enfermer
entre des murs, le faire garder par autant de ces demi hommes,
qui nous trompent et n’empêchent rien. La liberté
sied à l’amour et le désir ne vit que
libéré du poids de la contrainte ; comme un
oiseau, il dépérit en cage ; pourquoi l’obliger
à vivre entre des grilles et croire acquérir
le bonheur de cette façon ?
Plus je parlais, plus je provoquais leur
désir. Je leur décrivis les règles qui
sévissent au milieu du sérail, parlai de toi,
le maître, qui rend visite à ses femmes quand
il le veut ; je décrivis les vêtements, les parfums,
les huiles balsamiques, les bassins où descendent nues
les femmes avant l’amour, les soins dont elles sont
l’objet, comme le sont à Paris les grandes courtisanes
; je leur représentai que chez nous l’amour est
un commerce que rien n’épuise, qui use de cérémonies,
de préparations, de soins et que, dans la volupté
qu’il procure, rien n’est laissé au hasard.
Je vis bien l’effet que ces mots faisaient sur elles.
Toutes comparaient, éclairées par mon discours,
les délices du sérail à ce triste et
besogneux devoir auquel leur mari les soumet pour se satisfaire.
Comprends combien elles en conçoivent de dépit,
combien souvent elles se sentent humiliées et trahies.
A quoi sert donc notre beauté ? semblaient-elles se
dire entre elles. Qu’un mari est idiot et qu’il
mérite peu la vertu que nous lui vendons si cher !
Voilà où je voulais les mener.
Le reste vint avec naturel : j’avais recréé
autour de mon lit l’illusion du harem. Elles y succombèrent
en même temps.
Ainsi je peux me vanter de connaître
les femmes de Paris. Une seule nuit a suffi et je crois que
les maris n’en profitent pas comme il faut. Cela vient
du fait qu’ils n’ont qu’une femme à
la fois et qu’exigeant d’elle la vertu, elle feint,
dans l’amour, de ne point trop y prendre de plaisir.
Ils ne laissent pas assez leur femme les instruire, négligent
leurs besoins et ignorent leur plaisir ; ou, du moins, ils
ne savent pas ce qu’il est en vérité quand,
délaissant la vertu, on laisse s’épanouir
librement la nature. Mais assez de discours, racontons plutôt
la scène.
La brune avait nom Céphise, la blonde
Cassandre et la rousse Isménie. C’était
la plus vive des trois. Je soufflai la bougie qui éclairait
ma chambre et avec la lumière, j’éteignis
les scrupules ; je chassai la pudeur sous le voile de la nuit
; je renversai la vertu. Que les choses sont douces et faciles
après cela !
Les voilà qui entrent dans mon lit
et, en se dévêtant, m’épargnent
le soin de déshabiller trois déesses à
la fois. Nos femmes du sérail, occupées sans
cesse de sentiments mesquins, de jalousies, réduites
qu’elles sont à soupirer depuis l’enfance
dans une prison gardée par des eunuques affreux, sont
des planches en comparaison des trois démons qui s’agitaient
dans mon lit ! La volupté est, sous ces cieux froids
et humides, une chose naturelle que les femmes de Paris atteignent,
je t’assure, le plus rapidement du monde. On dirait
que couve chez elles un feu secret qui compense la rigueur
du climat. Tu ne peux croire, cher Usbek, comme elles étaient
brûlantes. Je satisfis d’abord la blonde car les
deux autres s’occupaient entre elles avec des caresses,
craignant sans doute de m’entreprendre d’une manière
trop directe. Elles savaient se donner du plaisir et je craignis
qu’elles ne se satisfassent sans moi. Aussi me pressai-je
d’enfourcher Cassandre qui avait hâte autant que
moi que je la prisse. Elle ahanait si bien sous mon fardeau
que je ne pus me retenir longtemps. Je foutus tout mon soûl
dans son con d’une étroitesse savante. As-tu
remarqué, Usbek, que les femmes petites ont le con
plus étroit que les grandes ?
J’ai été instruit de
ces deux mots, « foutre » et « con »,
dont tu comprendras le sens, sans que j’aie besoin de
le traduire. « Con » est un très vieux
mot de cette langue française pour désigner
chez la femme le lieu de ses délices. Il sert aussi
à injurier. Dieu me garde de proférer pareille
insulte ! Oui, ce petit con était divin et aussitôt
que j’eus conduit l’affaire à son terme,
je me retirai et baisai les gros seins de Céphise.
Isménie tenta en le pompant de ranimer mon vit qui
pendait mollement avec les traces fraîches de mon foutre.
Ah ! Que c’était bon, Usbek, et comme j’eusse
aimé que tu fusses des nôtres !
Le mot « vit » désigne
notre membre, tu l’auras compris et « foutre »,
sa liqueur. Elles n’avaient que ce mot à la bouche.
Et c’était l’engin lui-même qu’elles
voulaient sous la langue ! Rien ne les retenait et elles s’y
connaissent mieux que si elles avaient été des
hommes !
Cette déesse Isménie réussit
à le remettre en usage, avec une habileté que
je n’ai encore rencontrée chez aucune Persane.
Elle le fit grandir de nouveau dans sa bouche. Elle en léchait
par son dessous les parties les plus sensibles avec une telle
adresse que je crus ne pas y résister. Mais c’est
Céphise, la brune, que je désirais davantage
: je courus m’abandonner dans ses seins et m’activai
dans ces amas de chair flasque, dont le bout mignon s’énervait
et durcissait sous ma caresse. J’en tétai les
pointes puis, j’y activai mon vit qui disparut et fut
si bien frotté entre les deux grosses mamelles qu’il
ne fut pas long à se répandre en spasmes voluptueux.
Je lâchai une deuxième fois ma semence dans la
petite rigole que forme ces deux globes spongieux à
l’endroit où ils se touchent. Revenu à
moi, je lui rendis son plaisir en la suçant. Nous n’eûmes
pas longtemps à attendre sa jouissance car Cassandre,
avec la bougie éteinte, compensait la défaillance
de mon membre fourbu.
Il ne restait plus qu’Isménie
à satisfaire. Je m’en occupai du mieux que je
pus avec mes doigts, tandis que Céphise et Cassandre
mettaient chacune à la lécher, par devant et
par derrière, un soin charmant. Ainsi nous lui rendîmes
justice d’un plaisir qu’elle méritait autant
que nous.
Je peux me vanter d’avoir été
bien instruit et je remerciai mes déesses qui regagnèrent
leur chambre après cette longue digression.
A Paris, le dernier jour
de la lune de Zilhagé, 1716
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