Conférence sur Gaetano Giulio Zumbo et La splendeur du soleil. Cette conférence, organisée par La Société des Amis du Museum d'histoire naturelle et du Jardin des Plantes a eu lieu le 12 mars 2011, 57, rue Cuvier à Paris. J'y ai parlé de mon roman, puis Marc Huraux, réalisateur, a visionné son documentaire sur Zumbo, "La chair et la cire", réalisé en 1995. Voici le texte de cette conférence. (Les numéros entre parenthèses renvoient aux images que je projetais pendant que je parlais. Elles ont été reproduites dans Images). Introduction : 1. L’obsession de la décomposition : Ce thème est peu présent dans l’histoire de l’art. Il se rattache à celui des « Vanités » qui traverse la peinture du XVIIème siècle, comme les tableaux de Schoor (2) ou ceux de Juan Valdès Leal, (3, 4) tous deux contemporains de Zumbo. « La vanité » est plus une allégorie de la mort. Elle se soucie peu de réalisme. Zumbo, lui, la montre à l’œuvre dans ses petits théâtres en cire. Dans celui de « la Peste » (5), inspiré peut-être du tableau de Poussin, (6) ou celui du « Triomphe du Temps » (7, 8), il observe minutieusement les métamorphoses du cadavre attaqué par la vermine (9), s’ouvrant sous l’effet des liquides et des gaz (10), virant du violet au noir (11). Ses petits théâtres sont des théâtres de l’abjection, qui en même temps s’amusent de la mort et la mettent à distance. Le Marquis de Sade, qui les découvrit pendant son voyage en Italie, fait dire à Juliette dans Les prospérités du vice: « Ma cruelle imagination s’amusa de ce spectacle. » Je me suis demandé d’où venait cette fascination de Zumbo pour les cadavres. L’écrivain Gabrielle Wittkop morte en 2002 écrit à propos de son personnage dans son roman Le nécrophile (P.23) : «Car si les nécrophiles – ils sont rares – se reconnaissent, ils ne se recherchent pas. Ils ont définitivement choisi l’incommunicabilité et leurs amours transcendent dans l’inexprimable. Solitaires, nous ne sommes même pas le lien entre la vie et la mort. Il n’y a pas de lien. Car la vie et la mort sont unies à jamais, indissociables comme l’eau mélangée au vin. » Cette idée de la vie et la mort unies à jamais, nous la trouvons dans les petits théâtres de Zumbo. Toute matière n’est non pas vouée à la destruction pure et simple mais entre plutôt dans un processus de métamorphose qui la transforme en une matière première, primitive, telle la prima materia des alchimistes. Le travail se fait à rebours, la mort défait ce qu’a accompli la vie, dans une sorte d’inversion de l’ordre du temps. Je vous lis, chapitre 16, p.90 : […] Zumbo découvrait l’envers de la vie, sa déchéance.
Dans son imagination, elle prenait l’allure d’un lent tournoiement.
La vie et la mort se déployaient, entrelacées dans une immense
spirale.
Le récit commence par la fin. Zumbo est retrouvé mort
dans la chambre qu’il occupe à Paris, rue des Cordeliers.
Un objet étrange, posé sur sa table, attire l’attention
: il s’agit d’un cœur, d’un vrai cœur de femme
(12). Comme le « rosebud » de Citizen Kane dans le film d’Orson
Wells, ce cœur devient la clé de l’énigme de
la vie et de la mort de Zumbo. Le récit part alors à rebours
et remonte le cours du temps. Le Roi-Soleil charge monsieur de Pontis
de mener l’enquête, tandis qu’à Florence, Albizzi,
l’espion de Cosme, le grand-duc de Toscane, essaie de savoir ce
qu’est devenu Zumbo après son départ. Tout à coup le grand-duc eut la certitude que les théâtres
de Zumbo formaient une sorte de rébus macabre que l’artiste
donnait à déchiffrer à travers une succession de
signes […]. Plus tard, quittant Florence pour Gênes, Zumbo fabriquera des cires anatomiques avec le chirurgien français Guillaume Desnoues, arriviste cupide. (16) Desnoues veut s’approprier le secret de la fabrication des cires (17). Dans la nuit du 22 décembre 1701, il se présente devant le sculpteur pour réclamer son dû. Voilà ce qu’il lui dit (chapitre 47, p. 259) : […] Le grand-duc voudrait réduire une œuvre à
son titre, le chef d’œuvre à l’énigme qu’il
pose. J’ai failli verser des larmes en voyant ta sculpture. Elles
sont restées pétrifiées dans mes yeux, mais à
l’intérieur, j’éprouvais ce que tu avais ressenti
: ce va-et-vient entre la vie et l’art, entre ce que nous croyons
être et ce que nous ne serons jamais ! Car le premier secret de l’artiste se confond avec l’énigme
de l’art. J’ai imaginé Zumbo comme un solitaire sans maître et sans patrie, un exilé rompant régulièrement avec ses maigres attaches, une silhouette noire en mouvement, que cette image inventée résume bien (18). Sur la route qui le conduit de Naples à Florence, dans un village, il est mordu par un chien et tombe gravement malade. Il est recueilli et soigné par une veuve, Artémisia Borucher, dont il repousse les avances. Artémisia lui reproche de négliger la vie et ses plaisirs. Chapitre 10, p.68, elle lui demande : – N’aimeriez-vous pas prendre un peu de repos ? Finir
là cette sculpture qui vous tracasse et dont vous ne voyez pas
le bout ? L’art est une expérience. Il s’inscrit au cœur d’une existence, d’un destin, en épouse les formes, s’en accommode ou au contraire lutte contre lui. Chaque artiste invente le rapport que son art entretient avec sa vie. Il n’y a pas de norme, de modèle, de bien ni de mal. Plus tard, dans un rêve, Zumbo définira ainsi son art, au chapitre 42, p.225 : « L’art ressemble au vent. Il est bruyant quand il se
lève à cause de ce qu’il met en mouvement et du désordre
qu’il provoque. Mais quand il n’y a plus d’obstacle
ou qu’il s’apaise, nul ne le soupçonne, il redevient
invisible. »
A Florence, le grand-duc Cosme tend à Zumbo un piège pour
le retenir à sa cour. Il l’enferme dans une chambre avec
une putain magnifique, Lorenza. Posté derrière une glace
sans tain, Cosme espère assister à leurs ébats. Or,
il ne passe rien. Ou plutôt rien de visible. Zumbo la déshabille
pour la sculpter et appelle sa sculpture La Pudeur récompensée. – J'ai voulu, dans mon petit théâtre de la Peste,
que l'âme soit saisie, attrapée comme par surprise, et que
l'horreur du sujet agisse comme un… acide, dit Zumbo, excusant par
avance son audace. Le mot est-il trop fort ? – […] Ainsi la beauté du modèle, quelle
qu’elle soit, n’est pas la chose la plus importante. Ce n’est
pas vers cette beauté… réelle… véritable…
que vous regardez ?
Il fouilla chaque détail, chaque nerf, chaque vaisseau, rechercha la perfection jusque dans les cheveux, les cils, les larmes, chaque pore de la peau. Il parvint à leur donner un velouté, une flamboyance, une expression secrète qui ensorcelait le regard. […] Il peignit l’éclat pâle et cuivré de sa peau éclairée par les torches, la gravité de sa chair, sa fragilité et sa force. Grâce à cette extraordinaire présence qu’il atteignait, il eut l’impression qu’il la ramenait à la vie. L’art de Zumbo épouse le réel jusqu’à se fondre en lui, remonte la vie à sa source et piège le temps dans la cire. Déjà dans ses petits théâtres de la corruption, c’était la mort artiste elle-même qu’il montrait à l’œuvre, à travers ses inventions et ses métamorphoses.
J’imagine entre la mort et Zumbo une longue et étrange
familiarité (30). Il l’a observée longtemps pour la
connaître aussi bien. Sans a priori et sans peur. Tout retourne
à la boue. Noire, informe. Toute matière devient naufragée,
perd sa structure et se confond. « Il y a un moment dans toute existence, (32) même dans celle, je suppose, du plus misérable d’entre nous, où la splendeur du soleil inonde notre visage. Alors on peut croire que quelque chose de cette splendeur unique nous a été donnée. Il peut s’agir d’un bref instant auquel on n’aura accordé qu’une attention distraite. Ce sentiment nous aura à peine effleurés. Mais parfois, cette sensation est si intense qu’elle décide de notre vie entière et infléchit le destin dans un sens imprévu. Pense à la lumière du soleil venant illuminer ton visage, à quel moment c’est arrivé pour toi ? Quand as-tu été touché par cette splendor solis ? Ne dis pas non, tu mentirais. […] Je peux imaginer ce que tu as ressenti alors, cette sensation, physique, d’avoir été choisi. Et après, cela n’a plus cessé. » Ce sentiment d’avoir été choisi prélude à sa vocation d’artiste. Mais Desnoues est venu lui rappeler une chose plus importante encore, une chose difficile à avouer. Sa fascination pour la putréfaction remonte à l’enfance. Dans sa mémoire surgit sous la menace de Desnoues le souvenir de son plus grand péché et de sa plus grande peur. En transformant la chair en cire, en lui donnant sa transparence, Zumbo a tenté d’effacer sa faute. Toute sa vie il a recherché le fluide et le lumineux, a voulu se fondre dans les choses pour exister. C’est pourquoi il a choisi la cire. Car, de la même façon que le saint, il veut triompher du temps avec les moyens les plus dérisoires. Il s’en explique, chapitre 32, p.161 (33): « Je recherche… comment dire ?… une certaine fluidité de la matière, encore que ce terme ne soit pas exact … une transparence... impossible à atteindre. […] La cire est d’un caractère étrange, changeante, indocile, délicate. […] C’est un matériau vil et bon marché, une réalité altérable, contraire à la grandeur de l’art. Et pourtant… Si je prends une boule de cette chose qui s’amollit sous mes doigts et que je la pétris… Oui, elle est périssable comme cette chair dont Dieu nous a faits… Mais à son contact, je me rapproche de la vie, vous comprenez ? » Mais Desnoues lui fournit une interprétation différente. Si Zumbo a choisi la cire, c’est qu’elle recèle une extraordinaire puissance plastique, une puissance magique d’oubli (34). Au chapitre 47, p.255, le chirurgien dit au sculpteur : « […] Tu ne voulais pas la contraindre, tu rêvais de l’apprivoiser comme un animal. Pas de force exercée, pas de bruit : le silence. La cire respirait une odeur d’action de grâce et de péché expié, de guérisons soudaines, de promesses exaucées, d’espoirs lents à venir. Elle accompagnait les processions, veillait les morts, illuminait les autels, les statues, les offrandes. Elle éclairait le bas monde et la hiérarchie céleste. C’était la chair des Dieux. Comme je comprends ton choix ! La chair des Dieux ! » Conclusion : On a dit que l’artiste triomphait de la mort, assurait son éternité
à travers la survivance de son œuvre. Oui, mais cette volonté,
ce rêve d’éternité ne le concerne pas que lui.
C’est le monde entier qu’il veut sauver. Comme un nouveau
Noé (35), l’artiste ralentit la lente et inexorable destruction
à laquelle le monde est condamné. L’art a ce pouvoir
provisoire sinon il n’est rien. Sans la beauté, le monde disparaîtra, nous mourrons tous, Sire, nous ne saurons plus vivre, nous ne saurons plus pourquoi nous vivons. Nous serons malheureux, Sire, malheureux comme les pierres. Nous l’étions déjà avec elle, sans elle, nous le serons davantage. Nous ne connaîtrons plus ni la joie, ni la tranquillité, ni le respect que nous devons au monde. Nous assècherons les rivières, nous détruirons les montagnes. Nous oublierons les prières. Nous serons égoïstes et mesquins, petits, petits. Nous accorderons une importance démesurée à des riens, connaîtrons la suffisance et l’ennui. Nous serons dévoyés, dévorés par l’envie grandissante. Bientôt nous ne serons plus des hommes. Nous serons des aveugles savants sans tendresse. Nous croirons que pour nous sauver, il suffirait de réfléchir. Puis le salut même n’aura plus ce goût qui nous venait aux lèvres quand nous étions repus de péchés. Ce ne sera plus qu’un mot, secouant sa carcasse échouée sur une langue déserte. Nous serons des spécialistes, oui, des têtes pleines de raison et de science, mais la beauté sera éteinte sans que personne ne s’en soucie. Nous connaîtrons la rotation de la terre, les révolutions du ciel, mais aurons oublié que sans la beauté rien n’existe. Je préfère mourir vivant que vivre déjà mort. Il en sera ainsi de tout ce qui nous était cher. Ce qu’on aima un jour disparaîtra. Si la beauté meurt, le ciel se videra d’un coup dans notre esprit. Comme le mystique, l’artiste affronte le réel dans ce qu’il
a de chaotique, de flou et de flottant, et sa seule consolation serait
de réussir à en sauver quelques fragments. (36)
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