Critique de La splendeur du soleil
paru dans « le Point » (21 octobre 2010)
Parfum de mort
Roman. En cette fin 1701, le Roi-Soleil vieillit à Versailles.
Le rayonnement de la France s'éteint, la Cour l'ennuie. Il y a
quelque chose de pourri dans son royaume, mais en aucun cas ce n'est ce
coeur écarlate exposé dans son cabinet de curiosités.
Trouvé au côté d'un sculpteur mort, l'organe ne se
putréfie pas. Ebloui par le prodige, le monarque dépêche
une enquête. Cet artiste, ce Zumbo est-il un magicien? Le titre
du roman donne un indice: « Splendor Solis », l'intitulé
d'un traité d'alchimie du XVIe siècle. Christine Brusson
nous lance sur la piste du Grand Oeuvre. Elle conduit à une pente
amalfitaine, où une abbesse se consume de désir, rejoint
un sous-sol de Gênes, où Zumbo parfait sa technique des cires
anatomiques auprès d'un chirurgien disséqueur de cadavres
et jaloux. Si une chose se détruit, une autre se forme. L'art transcende
la mort : dans les exhalaisons sulfureuses, la formule est révélée
au sculpteur. Et à Louis XIV qui, à Rigaud achevant son
portrait, ordonne de ne rien dissimuler de sa souffrance. Le livre terminé,
on brûle de se rendre au Louvre pour vérifier.
ALINE COCHARD
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Critique de Pierre Michel, à paraître
dans Les Cahiers Octave Mirbeau.
Nos lecteurs se souviennent sans doute du pastiche érotique du
Journal d’une femme de chambre perpétré par
Christine Brusson et extrait de ses cocasses Dessous de la littérature
(1). L’exercice y était plaisamment exécuté
et dénotait à la fois une fine connaissance des auteurs
pastichés et une distance teintée d’ironie qui lui
seyait à merveille. Mais Christine Brusson a bien d’autres
flèches à son arc, comme en témoigne un roman paru
la même année et consacré à Gaetano Giulio
Zumbo, alias Zummo. Zumbo, s’interrogeront les ignorants, dont j’étais
? Né à Syracuse en 1656, mort à Paris en décembre
1701, ce Zummo, rebaptisé Zumbo pour des raisons d’euphonie,
est certes passablement oublié aujourd’hui, mais il n’en
est pas moins un artiste des plus originaux et des plus fascinants : spécialisé
dans la sculpture sur cire, il se caractérise par son inspiration
morbide et sa prédilection pour la pourriture. Sans doute, comme
la Clara du Jardin des supplices, devait-il lui aussi «
humer la pourriture, avec délices, comme un parfum »,
« puisque la pourriture, c’est l’éternelle résurrection
de la Vie ». À l’instar du famélique poète
emprisonné et jadis aimé de Clara, il eût pu dire
: « Il y a quelque chose de plus mystérieusement attirant
que la beauté : c’est la pourriture. La pourriture en qui
réside la chaleur éternelle de la vie. En qui s’élabore
l’éternel renouvellement des métamorphoses. ».
C’est ce thème, éminemment mirbellien, qui irrigue
La Splendeur du soleil.
La vie de Zumbo-Zummo est mal connue et seules en ont surnagé les
grandes lignes, ce qui laisse à la romancière toute latitude
pour combler les lacunes béantes de sa biographie, qui le conduit
du collège des jésuites de Syracuse à la cour du
Roi-Soleil à Versailles, en passant par Cosenza, Naples, Amalfi,
où vit recluse une mystérieuse nonne dont l’identité
n’est révélée que très tardivement,
Florence, au service d’un duc obèse et impuissant qu’il
bouleverse par ses audaces et qui le fait espionner dans le vain espoir
de le retenir, Bologne, Gênes et Marseille, où il apprend
l’anatomie et les secrets du corps humain aux côtés
d’un chirurgien français, Desnoues, vite jaloux du savoir
de son compagnon et qui l’accusera abusivement de lui avoir volé
ses propres découvertes. Tout se passe comme si les pérégrinations
de cet homme avide de liberté et incapable de fixer, et sa “remontée”
progressive du sud vers le nord, symbolisaient les étapes d’une
initiation permettant de dépasser la perception décourageante
d’une vie vouée à la décomposition pour en
arriver à l’idée de la pérennité de
la matière et du perpétuel recommencement de la vie et,
donc, au triomphe du temps, titre d’une des œuvres les plus
fameuses de Zumbo, parmi celles qui sont conservées à Florence,
au musée de la Specola. À partir du squelette de cette biographie
à trous, Christine Brusson a été amenée à
imaginer comment un jeune homme ambitieux et sensible avait bien pu être
amené à cette œuvre sans pareille, apparemment provocatrice
et malsaine, mais qui témoigne d’une angoisse existentielle
difficilement surmontée par la création et de blessures
narcissiques jamais complètement cicatrisées. Peu à
peu, au fil des enquêtes menées successivement par les espions
du duc Cosme de Médicis et par le limier en chef de Louis XIV,
les mystères semblent s’éclaircir, comme dans tout
bon roman policier qui se respecte. Du moins en apparence, car, comme
dans certains contes fantastiques de l’époque romantique,
bien des choses ne sont pas vraiment élucidées : ainsi en
va-t-il de ce cœur imputrescible, qui fascine un temps le Roi-Soleil,
ou de la mort de Zumbo, peut-être empoisonné par Desnoues,
peut-être suicidé, ou encore de l’assassinat sauvage
de la belle Lorenza, dont s’accuse également Desnoues, bien
que son récit ne coïncide pas du tout avec l’état
du corps de sa prétendue victime. Au lecteur de confronter les
indices et de tâcher d’expliquer comme il le peut ce qui reste
inexplicable rationnellement.
Ce qui frappe, dans ce roman tout à la fois historique, initiatique
et policier, c’est la parfaite maîtrise dont fait preuve Christine
Brusson, qui s’est bien documentée, quand elle traite du
travail de la cire ou s’interroge sur la quête des alchimistes,
quand elle explore les méandres de l’âme de son héros
solitaire et qu’elle tisse peu à peu les fils d’une
aventure humaine exceptionnelle. C’est aussi l’originalité
d’un récit, qui est conduit à rebours de la chronologie
des faits rapportés, puisque c’est en revenant vers l’enfance
et vers les années de formation de l’artiste qu’on
commence à mieux saisir les ressorts de son évolution :
de l’enquête on remonte à la quête d’un
idéal et d’un au-delà, du point final qu’est
la mort à une adolescence à jamais déformée,
d’une œuvre sans précédent à des douleurs
non moins singulières qui en sont la source intarie. C’est
enfin le style, riche, séduisant, fin, précis et sans redondance,
et qui est soutenu sans le moindre relâchement jusqu’à
la dernière page. À une époque où la langue
se vulgarise, où la platitude est devenue la règle dans
le genre romanesque et où le parler courant tend fâcheusement
à se substituer à la langue littéraire, visiblement
trop difficile à manier pour les fabricants de best-sellers, il
est roboratif de retrouver du “beau style”, où la pensée
trouve sa parfaite adéquation et où chaque mot est pesé
et signifiant.
Pierre Michel
1. Voir Cahiers Octave Mirbeau, n° 18, 2011, pp. 222-226, ainsi
que notre compte rendu des Dessous de la littérature, ibid., pp.
285-286.
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