Si la vie n’était pas faite
de signes, elle ne serait pas la vie mais une tache sombre
sur laquelle rien ne pourrait être imprimé.
J'aime bien la concordance des signes, des chiffres et
des lettres, la danse des choses qui s'entremêlent.
Domaine de la crudité :
Oui, il y a des gros mots : cul, merde,
les gros mots que je préfère : cul, merde,
ceux que j'emploie très volontiers sans m’en
rendre compte. On a toujours été très
mal élevés de la bouche dans ma famille.
Sauf ma mère parce qu'elle a dû faire tout
un travail pour couper avec le langage de sa famille et
pour devenir une femme bien, je le dis dans le livre,
même si ce n'est pas moi, là, c'est moi.
C'est en les relisant que je les ai vus et je me suis
dit : J'écris un livre, je fais de la littérature
et j'emploie des gros mots, bon, tant pis. J’emploie
des mots familiers aussi mais je ne fais pas la différence,
iI n’en existe pas d'autres. glaviotter n'est pas
cracher, trimballer n'est pas promener, s’en foutre,
c'est s'en foutre, il n’y a pas de synonymie entre
les mots. Antonyme, synonyme, tout ça, c’est
faux, c’est un mensonge qu’on raconte aux
enfants. A la fin, il n'y a plus qu’une façon
de désigner une chose, et c'est la vision qu'on
a de cette chose qui s'appauvrit, et c’est l'homme
qui s'appauvrit. Je me fie à mon intuition en ce
qui concerne le vocabulaire. Si c'est ce mot-là
qui est venu, il y a une raison essentielle, impossible
de le changer. Pour les structures de phrases, c’est
un peu la même intuition que je laisse faire, mais
là, je peux remanier.
Domaine du remaniement :
La phrase: j’ajoute, j'enlève,
J'ajoute, j'enlève. Un peu la technique de la boule
de neige qui grossit en roulant sur la pente, je la bourre
à bloc, j'aime bien, jusqu'à temps qu'elle
n'en puisse plus. C'est mon côté goinfre,
excessif. Prendre plaisir à dépenser de
l’énergie, à ne plus s'arrêter.
Alors, on me fait remarquer tout de suite que je fais
des longues phrases, jusqu'à me suggérer
de remettre des points. On me dit que ça sent la
madeleine de Proust, que la ponctuation est si pauvre
en français, pas d'intermédiaire entre le
point et la virgule, c'est vrai, la ponctuation est pauvre,
très pauvre, une sorte de rythme à deux
temps, une noire, une blanche, un silence court, un silence
long. Qu'est-ce qu'une phrase? Ce n'est pas très
simple à définir. Qu'est-ce qui fait que
la phrase a besoin de s'arrêter à un moment?
J'ai toujours du mal à mettre un point, cela a
peut-être un rapport avec mon horreur des ruptures,
quitter quelqu'un sur le quai d’une gare, partir
de chez soi, jeter un objet. Mettre un point : quitter
une phrase dans laqueIle on se sentait si bien pour en
recommencer une autre. La phrase: ventre maternel dont
on doit s'expulser sans cesse. Mais, il n'y a que les
ruptures qui fassent avancer. C’est l'héroïne
qui le dit.
Domaine de la rupture:
Là, je n'ai rien à dire.
C'est le noir compIet. Je sais qu'il y a de mauvais enchaînements
dans mon livre, et ces ruptures me font honte. C’est
le plus difficile dans le récit. Je n'ai pas réussi
toujours à les dissimuler.
Domaine de la dissimulation :
Il y a beaucoup de manteaux dans le livre,
et ils servent à tout autre chose qu'à tenir
chaud, car en fin de compte, le froid triomphe, en apparence
du moins. Le froid, le manque d'amour, le monde brut.
Il y a le manteau du professeur dans lequel les élèves
voudraient s’emmitoufler comme dans une grande couverture,
mais lui le plante sur sa chaise comme le symbole de son
passage de l'immaturité à la maturité,
c'est Le drapeau de l'alpiniste en route sur la montagne
de la honte. Les élèves, eux, ne veulent
pas enlever leur manteau, ils se protègent. La
mère n’enlève pas non plus son manteau,
signifiant par là qu'elle n'appartient pas au même
monde social, moral, que sa fille, Elle, elle a choisi
son camp une fois pour toutes, alors que sa fille reste
indécise, le cul entre deux chaises. Thomas a un
long manteau à la Charlot, un manteau de gentleman
rapé, qu'il a récupéré quelque
part, un manteau d'amoureux pauvre, c'est le seul personnage
vraiment attachant. Avec l'Ecorcheur, les signes s'inversent,
il donne son manteau à la fiancée-Vampirella,
comme les hommes ont coutume de le faire, mais c’est
un sacrilège parce que c’est un geste mensonger
: au moment où il pourrait ressembler le plus au
Christ, il ment. L'héroïne tombe malade à
cause de l'imposture. A la fin, il y a l'image de cette
tente balayée dans la boue qui ressemble à
un soldat tué dans une tranchée. La tente
devient une grande capote verte, c'est le manteau par
excellence, le ventre dans lequel l'héroïne
va choisir de dormir pour reprendre contact avec la vie.
Et elle rêve qu’elle devient elle-même
la maison qui pourrait accueillir l'enfant.
Domaine de l'enfant :
Egoïsme et désarroi des hommes.
lls refusent désormais d’être des chefs
de famille. Ils ne veulent même plus donner aux
femmes ce qu’elles obtenaient autrefois si faciIement
: un enfant` Ils le retiennent en eux parce qu'ils ont
peur de la mort, de leur propre mort. Les femmes sont
devenues plus courageuses que les hommes. L'héroïne
est habitée par la fureur de construire, de planter,
de donner la vie. C'est un instinct de survie, parce qu'elle
est hantée par la mort. Elle n'est pas dépressive,
au contraire, elle résiste. Autour d'elle, il y
a les terres noires, la pluie, la foule qui lui rappelle
les images des camps de concentration, l'absence et les
ruptures, et puis, les personnages finissent par disparaître
et elle reste seule dans un monde désert, marqué
par le manque : imperfection, impénitence, imperceptible,
ce sont les quelques derniers mots qui restent à
la fin du livre, comme une musique qui s'éteint
doucement. Imperfection, impénitence, imperceptible,
c'est une trinité douloureuse qu'il faudra surmonter
pour continuer à vivre.
Domaine de la trinité douloureuse :
Ce qui me fascine, c’est l'image de
la Sainte, du martyr. Dans mon enfance, le personnage
auquel je voulais le plus ressembler, c’est Jeanne
d'Arc. Mais le personnage est inaccessible pour moi. C'est
ma soeur jumelle qui se déguise en Jeanne d'Arc
lorsqu'elle a sept ou huit ans, (d'abord elle s'appelle
Jeanne, c’est son deuxième prénom),
avec ses nattes blondes et ses aspirations à devenir
gardienne de moutons (ce qu'elle deviendra par la suite),
et moi, je pleure : j'ai droit a une robe d'Espagnole
rouge vif, à volants, dans laquelle j'ai l'air
d'une petite mendiante putain. Moi, je suis exclue de
la mystique et du mystère parce que je ne suis
pas assez simple, trop cérébrale, trop intellectuelle
et trop nymphette. Le domaine de la sainte, c'est tout
le contraire: perfection, pénitence, perceptible.
J'ai l’impression douloureuse d'avancer dans un
monde aveugle et d'être exclue de la lumière.
Alors l’écriture est une prière d'exclu.