Le sang de l'écriture (2003).

1. Pensez-vous que l'écriture est un révélateur qui tend à laisser l'être à nu ? Est-elle une défense ou un dépouillement?
Est-ce que l'écriture permettrait de prendre la personne de l'écrivain par surprise, de le retourner comme un gant et il serait obligé de se montrer, on en verrait l'envers en quelque sorte ? Ecriture-révélateur, il est certain que l'écriture révèle quelque chose de l'être, mais quoi ? Telle est la question. Cela dépend des écrivains et cela dépend des livres. Je pense qu'il n'y a pas de valeur absolue. Chacun se sert de l'écriture d'une façon absolument originale. Cette activité peut prendre toutes les formes possibles.
Défense ou dépouillement, c'est la même chose et les deux choses ne sont pas antagonistes non plus. On peut se défendre en se dépouillant et vice versa.

2. La jouissance d'écrire est-elle masochiste?
Pour moi, il n' y a aucun masochisme dans le fait d'écrire. Je n'en tire pas que du plaisir, il y a des interrogations, des difficultés parfois, mais la jouissance l'emporte et elle est pure de toute souffrance quand elle est là.

3. Y a-t-il une écriture spécifique de la femme et une écriture spécifique de l'homme ?
Là, je ne crois pas. Impossible de dire si une copie masquée d'élève était celle d'une fille ou d'un garçon. Après, c'est la pose qu'on peut prendre. Une femme veut vouloir paraître féminine et donc rajouter du maquillage, etc. ou un homme plus viril. Je pense qu'au-delà de ces distinctions homme-femme, il y a un être ni homme, ni femme. Le sexe n'apparaît pas partout. En tout cas, s'il y a des différences, il faut vraiment faire une étude détaillée et très subtile pour s'en apercevoir. C'est un peu comme l'interprétation en musique. Est-ce qu'on entend si le pianiste est un homme ou une femme ? Evidemment, puisqu'on est soumis à la culture, aux modes, il y aura peut-être des sujets plus féminins. Ou un point de vue lié à une histoire. Par exemple, le feu de Barbusse, écrit par une femme, ce serait forcément différent.

4. Pensez-vous que l'enfant puisse écrire ? Est-ce l'enfant qui parle dans l'adulte qui écrit?
Je ne pense pas que ce soit l'enfant qui parle dans l'adulte qui écrit. Car d'où parlerait-il ? C'est une illusion de croire que l'enfant perdure dans l'adulte, qu'il y a un lieu dans la psyché où l'enfant serait resté intact. Je trouve cette idée bizarre.

5. L'écrivain est-il une forme de héros ou de traître ?
Encore une fois, cela dépend des écrivains. Héros, c'est bizarre. Je pense que l'écrivain doit s'effacer derrière ses personnages. Lui n'est que l'outil, l'intermédiaire, le passeur, le médium. Ce n'est pas à lui d'être le héros ou le traître.

6. L'écrivain cherche-t-il sa vérité ou la vérité ?
Sa vérité ou la vérité ? Là encore, on ne peut pas faire de généralités. Disons qu'il arrive un moment dans la rédaction d'un livre où notre vérité et la vérité se confondent.

7. Pensez-vous que l'écriture est amour et vie ?
Non, l'écriture n'est pas forcément amour et vie. Il y a tout un courant aujourd'hui d'auteurs dont le registre est la violence, la haine et les éditeurs les encouragent là-dedans parce que la violence et la haine font vendre. Pour moi, c'est la forme moderne et comme l'envers de la cucuterie. C'est un piège. La haine n'est pas un grand sentiment. C'est au contraire un sentiment qui va dans le sens de la contraction, qui se resserre sur objet, contrairement à l'amour qui va dans le sens de la dilatation. La haine est un sentiment minuscule qui se contracte sur lui-même, sur l'ego, et qui va bien avec cette littérature du minuscule qui fleurit aujourd'hui. Je suis pour une littérature qui s'exalte, qui se répand dans l'infini.

8. Quels sont pour vous les rapports du vécu et de l'écrit? Avez-vous le sentiment de frustrer votre vie en écrivant ou votre écrit en vivant ?
La vie est le lieu et le temps d'une incarnation. Dans l'écriture, cette incarnation se désincarne en quelque sorte dans le Verbe. C'est tout le mystère de l'écriture et sa force. L'écrivain entretient avec ses personnages le même rapport que l'acteur sur la scène de théâtre. Il y a une mise en scène de la langue dans l'écriture. Elle doit être la plus efficace possible pour transmettre à l'autre, au lecteur, une émotion. C'est une relation triangulaire, comme au théâtre. Il y a donc un rapport évident, immédiat entre le vécu et l'écrit. L'écriture se nourrit de cela. Ce qui est extraordinaire, c'est que les deux se nourrissent l'un l'autre. Il n'y a pour moi aucune frustration, mais un enrichissement constant.

9. Avez-vous de l'amour pour ce que vous écrivez ou le détestez-vous ?
J'ai de l’amour pour ce que j'écris. J'essaie d'aller vers ce que j'aimerais le plus, le texte idéal que j'aimerais lire. Mais je n'y arrive pas toujours. Il y a beaucoup de déchets. Mais ce sont ces « déchets » qui permettent de faire tenir l'ensemble et de mettre en valeur les réussites. Si on est toujours génial, il n'y a plus de génie. Le génie est très fatiguant aussi, pour les autres. Il importe de ne pas susciter la jalousie du lecteur en se faisant humble souvent. Je n'aime pas les styles travaillés pour en mettre plein la vue.

10. À quel niveau de vous-même se situe votre impulsion d'écrire ?
Il est très difficile de répondre à cette question, mais je dirais que c'est à un niveau très « bas », dans l'animalité, le ventre. Cela peut ressembler à un désir de faire l'amour, quelque chose comme ça.

11. Pouvez-vous dire s'il y a, ou non, une censure dans votre écriture ?
Oui, il y a une censure parfois. On ne peut pas tout dire, on ne peut pas dire n'importe quoi.


12. Parvenez-vous à cerner ce qui a déclenché, ce qui continue à provoquer votre écriture ?
Je le sens, mais cela fuit sans cesse. C'est quelque chose qui ne s'exprime pas avec des mots, qui est lié au manque, qui est lié aussi à des choses concrètes comme la cigarette ou une odeur de forêt, une certaine qualité de la lumière. Cela prend racine dans la mémoire des sens, dans le corps plutôt que dans l'esprit.

13. Que pensez-vous du rôle de l'écrivain dans l'évolution de l'humanité? Ce rôle est-il celui que vous vous attribuez ?
L'écrivain a un rôle. Un livre peut nous transformer, modifier notre rapport au monde. Ils sont rares mais ils existent. La littérature, comme miroir du monde, comme réservoir de pensées, agit sur la réalité. Il y a un effet boomerang de l'écriture. Elle a la capacité d'agir en retour sur cette réalité qu'elle a prise au piège. L'acte d'écrire est un acte magique au sens premier du terme. C'est ainsi que je l'envisage.

14. L'écrivain vous semble-t-il un frein à la folie du mal, ou, au contraire, un dangereux détonateur de puissances assoupies ?
Cela dépend des écrivains, mais je le verrais plutôt comme détonateur de puissances assoupies. Est-ce dangereux ? Non. Que le destin s'accomplisse !

15. Avez-vous le sentiment d'être un sacrifié, ou un privilégié?
Un sacrifié comme Noé dans l'arche. Il est seul au milieu de la création réinventée, autour de lui, le monde est noyé. Mais il est privilégié aussi car il a été choisi pour être sauvé.

16. Avez-vous, ou non, une perception schizophrénique de votre existence par rapport à la vie dite « normale» ?
Pas du tout. Aucune vie n'est « normale », de toute façon. Au cœur de chaque vie, il y a un secret. L'écrivain ne fait que matérialiser ce secret, mais il n'en est pas plus anormal pour ça.

17. Avez-vous la conviction qu'il vous faudrait consumer vos ultimes forces de vie pour exprimer les choses les plus indicibles ?
Ce n'est pas une question d'énergie mais de disposition et de stratégie. Pour soulever une pierre très lourde, il faut réfléchir à la façon de s'y prendre et adopter la meilleure stratégie. Il faudra se sentir prêt et y aller quand toutes les conditions nécessaires sont réunies. Il faut être en symbiose avec la pierre, l'apprivoiser, devenir la pierre pour pouvoir la porter. Il ne s'agit pas de se détruire, d'aller contre elle, mais de trouver le moment où on sera avec elle. Pour moi, c'est comme ça avec l'écriture. Il faut attraper l'instant et faire corps avec l'objet.

18. Quelle est la nature des choses qui vous semblent ne pas encore avoir été explorées ? Pourquoi le sont-elles restées ?
Des thèmes qui ne sont pas tellement abordés : le sexe c'est-à-dire l'acte sexuel en lui-même, les rapports du corps et de l'esprit, l'âme (qu'est-elle ? Où est-elle dans la personne ?), l'épuisement physique (un thème très riche). Au fond, les écrivains se soucient assez peu du corps, je remarque, ou alors lorsqu'il est malade. Je trouve que la plupart des écrivains nient leur corps, écrivent en le laissant de côté. Cette histoire d'incarnation, c'est une idée à creuser. Les écrivains se soucient surtout de psychologie, des relations sentimentales, ce qui ne me semble pas très intéressant. L'espace intérieur est un espace psychologique, rarement un espace corporel, pourtant, notre intérieur, c'est aussi notre corps. Beaucoup d'écrivains sont des intellectuels, des hommes et des femmes qui n'exercent pas d'activité physique, manuelle, ils ne réfléchissent donc pas à ces questions, ils n'en font pas l'expérience dans leur pratique quotidienne. Leur corps n'est pas animé d'une vie intérieure intense comme celle d'un maçon ou d'un sportif par exemple! Il y a en France une vieille représentation fausse d'une antinomie entre activité intellectuelle et activité manuelle, l'une étant supérieure à l'autre, l'une valant mieux que l'autre. On réfléchit peu à l'intelligence du corps.

19. Qu'est-ce que l'écriture vous apporte de plus précieux ? Quel est son rôle par rapport à vous- même ?
L'écriture m'apporte un espace de réflexion, un espace de silence et de repos, de suspension du temps. Quand j'écris, j'abolis le temps et c'est extraordinaire. Je me retire de la vie en quelque sorte et je peux avoir l'illusion d'une sorte d'éternité. Là où je suis, je suis inatteignable. Je pénètre dans une autre réalité, l'envers du décor. Je peux aller au-delà de la réalité perçue, en explorer la richesse, la profondeur, relier des choses entre elles, sentir l'épaisseur sensible du monde et entrer dans sa substance, en appréhender la structure complexe. Ecrire sert à approcher et capter la musique du monde.

 

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