Le Sang
de l'écriture
Questionnaire
Les réponses ont été données le 13/04/2010
1. Pensez-vous que l'écriture est un révélateur
qui tend à laisser l'être à nu ?
Est-elle une défense ou un dépouillement? Il
y a très peu d’être dans mon écriture,
cela est un peu paradoxal de dire ça. Quand j’écris,
je m’oublie. Je n’essaie pas de me placer par rapport
à ce que je suis, j’essaie de mettre ce que je suis
au service de l’écriture, et donc de le faire taire,
pour aller au-devant de de cette chose que j’essaie d’atteindre
et qui existe avant le geste même d’écrire. J’ai
toujours l’impression que le livre me précède,
qu’il est déjà là et que je dois aller
le chercher. C’est cela mon travail : me transporter dans
un espace donné et rapporter le livre. Je compare le travail
du romancier à celui d’un acteur : le personnage existe
avant lui, est devant lui, il doit entrer dans sa peau, lui prêter
son incarnation. Alors, c’est vrai, on est un peu dépouillé
de soi-même, mais après on revient, on reprend son
enveloppe et on se tient tranquille jusqu’à la prochaine
fois. A chaque expérience, on a appris des choses, on a vu
pendant le voyage le mystère de plus près. Mais il
y a une séparation entre mon incarnation qui vit et ce qui
en moi écrit.
2. La jouissance d'écrire
est-elle masochiste? Pourquoi la jouissance
serait-elle masochiste ? Elle fatigue le corps et abrutit l’esprit,
l’écriture aussi. Le seul masochisme qu’on peut
y voir, c’est celui de vouloir s’oublier et disparaître.
Mais c’est pour faire émerger un être plus relié
au monde.
3. Y a-t-il une écriture spécifique de la femme et
une écriture spécifique de l'homme ?
Alors ça, je n’y crois pas du tout. Le sexe, c’est
une partie de la personne, pas toute la personne. Après,
tout dépend comment on a été conditionné,
quelle place on a accordé au fait d’être un homme
ou une femme. Chez moi, cela n’a jamais eu beaucoup d’importance,
j’ai toujours voulu échapper au conditionnement. Je
n’ai jamais agi en femme ou en homme mais comme un être
humain. Je ne sais pas si les animaux ont tellement conscience d’être
mâle ou femelle. Au moment du coït, oui, ou lorsque les
femelles mettent bas et allaitent, mais lorsqu’elles chassent,
mangent, boivent et meurent, cela a-t-il une telle importance ?
Il y a des chiens qui pissent accroupis comme les femelles parce
que c’est le seul exemple qu’ils ont eu. Dans ma famille,
c’étaient plutôt les femmes qui dominaient. C’étaient
elles qui décidaient, qui étaient les plus fortes.
Nous étions ma sœur jumelle et moi de vrais garçons
manqués. Et comme nous étions doubles, je me suis
toujours sentie très androgyne. Cette question du sexe m’indiffère.
Je suis une femme mais ce n’est pas l’aspect de ma personne
qui vient en premier quand je rencontre quelqu’un. Je me situe
au-delà de la séparation homme/femme.
Quand je corrigeais, lors d’un examen, des rédactions
d’élève dont le nom était caché,
honnêtement, je n’ai jamais pu dire : « ça,
c’est une fille qui l’a écrit, et ça,
c’est un garçon. » Non, je crois qu’il
n’y a pas de différences stylistiques objectives, sauf
celles qu’on veut y mettre. Quand on écrit, on est
dans une dimension qui dépasse le clivage homme/femme.
4. Pensez-vous que l'enfant puisse écrire ? Est-ce
l'enfant qui parle dans l'adulte qui écrit?
L’enfant écrit avec les moyens dont il dispose, qui
sont forcément limités. On est soi, avec l’âge
qui y est accroché. L’énergie varie avec le
temps, l’assise qu’on a dans la vie, et donc l’écriture
change et le rapport aussi à notre pratique. Je ne me suis
pas tellement transformée physiquement depuis que j’ai
douze ans. Même taille, même poids. Il n’y a pas
de rupture. C’est toujours moi, avec l’assurance et
le pouvoir qu’on prend sur les choses en plus. Enfant, on
est impuissant.
5. L'écrivain est-il une forme de héros ou
de traître ?
Cela dépend des écrivains. Les écrivains sont
très différents les uns des autres, autant que les
individus entre eux. Mettez côte à côte Rousseau
et Montesquieu. Tout les sépare. Mettez côte à
côte Baudelaire et Hugo, et pourtant ils vivaient à
la même époque. Mettez côte à côte
Jean d’Ormesson et Jean-Pierre Martinet, l’auteur de
Jérôme et de L’ombre des forêts, très
peu connu. Mettez sur un même plateau de télévision
Christine Angot et Jean-Marie Laclavetine : ils ne s’aiment
pas et n’ont rien à se dire que de désagréable.
Angot méprise Laclavetine et Laclavetine la trouve prétentieuse
et vulgaire. Certains font l’unanimité, mais c’est
rare.
Et puis on peut être l’un et l’autre :
Baudelaire était un traître à son milieu et
un héros de la mauditude (j’invente un mot pour lui),
Hugo était un héros tout court. Moi, je suis un traître
car je n’ai pas réalisé les grandes ambitions
dont mes parents rêvaient pour moi, et je suis un héros
car j’ai vaincu la folie de mon adolescence et réussi
à vivre comme je voulais.
6. L'écrivain cherche-t-il sa vérité
ou la vérité ?
Si l’on écrit, c’est qu’on pense avoir
trouvé quelque chose d’intéressant à
transmettre. Il y a un temps où l’on cherche et un
temps où l’on a commencé à trouver, sa
vérité ou la vérité telle qu’on
la conçoit, la vérité de son point de vue.
Je pense qu’il faut avoir un certain nombre de valeurs et
de certitudes pour commencer à écrire des choses intéressantes.
Certains les ont à 20 ans, je pense à Radiguet ou
à Rimbaud, d’autres mettent énormément
de temps pour se forger une conviction sur laquelle ils puissent
s’appuyer. Pour être un écrivain intéressant,
il faut forcément avoir trouvé quelque chose, qui
nous soit propre. C’est ce travail qu’on doit faire
: trouver sa voie et sa voix, ce n’est pas facile et cela
peut demander beaucoup de temps.
7. Pensez-vous que l'écriture est amour et vie ?
Une fois encore, il y a différentes sortes d’écriture.
Amour, pas forcément, on peut être guidé par
la haine, un ressentiment, la vengeance. Cela dépend des
moments de l’existence. Mon récit autobiographique
L’arbre est écrit à une période assez
noire de ma vie, je crache mon venin, c’est un livre violent,
c’est d’ailleurs ce qui a plu à l’éditeur.
Mais je n’allais pas continuer dans cette veine toute ma vie.
Je ne crois pas au style, un et définitif. Le style, c’est
un choix, une stratégie pour se positionner en tant qu’écrivain.
Je veux être caméléon, adapter mon style à
la forme de mon livre, à son sujet. Ce qu’on est ressort
forcément. On a une idée de son livre et on essaie
d’en être au plus près. L’écriture
est liée à la fidélité et à la
vertu, au sens antique de courage et des moyens qu’on met
en œuvre pour rester fidèle à ses valeurs. L’écriture
est morale. Elle peut conduire à la mort, être guidée
par la mort, il y a beaucoup d’exemples de livres écrits
dans l’urgence de sa mort prochaine, je pense au Guépard.
Lampédusa savait qu’il n’avait plus longtemps
à vivre. D’ailleurs, il n’a pas vécu jusqu’à
la parution de son chef d’œuvre. L’écriture
est guidée par la mort plus que par la vie, car c’est
toujours elle qui triomphe et nous y sommes condamnés.
8. Quels sont pour vous
les rapports du vécu et de l'écrit? Avez-vous le sentiment
de frustrer votre vie en écrivant ou votre écrit en
vivant ?
Je ne me pose pas ce genre de questions. On vit, point. On ne peut
pas écrire tout le temps, il y a bien des moments où
l’on doit respirer, se reposer, sortir. Et puis on a vécu
avant d’écrire. Je pense à Proust. Il s’est
condamné à la réclusion assez tard. Auparavant,
il avait vécu une vie de dilettante, il emmagasinait les
matériaux sans le savoir et quand s’est produit le
déclic, c’est un fleuve d’une puissance folle
qui a jailli. Il avait mis tout ce temps où il s’était
couché de bonne heure à se préparer à
ne plus se coucher du tout, ou si tard que c’était
tôt. C’est important de s’y mettre quand on est
prêt. Toute la ruse est là. Entrer dans l’écriture
au bon moment. C’est d’ailleurs valable pour toutes
les choses de l’existence. Si on n’est pas prêt,
on ne fait rien de bon.
9. Avez-vous de l'amour
pour ce que vous écrivez ou le détestez-vous ?
C’est drôle comme vous avez une vision dualiste des
choses : noir ou blanc. Amour ou haine. Cela dépend des moments.
Pour que le livre s’écrive, il faut qu’on y croit,
qu’on l’aime, forcément, pourquoi écrire
quelque chose qu’on n’estime pas ? Cela n’exclut
pas le doute. On doute sans cesse, passant de moments d’exaltation
où l’on trouve que ce qu’on a écrit est
génial, et le lendemain, on ne retrouve plus rien de cette
impression. Elle est fluctuante et versatile. Quand toute cette
masse d’écriture a pris enfin la forme du livre dont
on rêvait, on meurt d’amour pour lui, puis on l’abandonne
et on passe au prochain. Il y a des livres qu’on préfère
à d’autres parce qu’on s’y reconnaît
davantage ou au contraire parce qu’ils sont très loin
de nous et qu’ils deviennent étrangers. Mais je ne
suis jamais totalement l’auteur de mon livre, il reste toujours
un élément d’étrangeté irréductible,
un espace où je ne me reconnais pas.
10. À quel niveau
de vous-même se situe votre impulsion d'écrire ?
L’envie d’écrire ressemble à l’envie
de fumer. Physiquement, c’est du même ordre. C’est
une envie qui vient subitement, associé à des images
qui nous touchent, qui réveillent de vieux souvenirs. C’est
lié à des choses profondes, à notre sens de
la beauté, à un certain type d’émotions
très subtiles. C’est fugitif, évanescent. L’écriture
est liée pour moi à l’étrangeté
d’un espace, d’une lumière, d’un état.
Dès qu’il y a écart par rapport à la
normalité des choses, l’impulsion d’écrire
pointe son nez. L’écriture est un pouvoir qu’on
prend sur les choses, le pouvoir de les tordre pour en faire autre
chose que ce qu’elles sont.
11. Pouvez-vous dire s'il
y a, ou non, une censure dans votre écriture ?
J’ai dit que l’écriture avait un rapport avec
la morale, avec la vertu. Oui, il y a une censure dans mon écriture.
Je recherche une certaine forme de beauté musicale, donc
je censure ce qui me semble laid, laid à l’oreille,
à la vue, à la pensée, ce qui me semble faux,
mesquin, ridicule. On dit : « il faut avoir le courage de
tout dire. » Je ne crois pas. Il faut surtout savoir ce qu’on
peut dire et ce qu’on ne peut pas dire. Imaginons que Bukowski
raconte qu’il est constipé et qu’il est obligé
d’aller s’extraire la merde dans le fondement ou quand
Philip Roth décrit ses séances de branlette, c’est
jubilatoire, mais Mazarine Pingeot racontant ses constipations,
c’est lamentable et grotesque.
12. Parvenez-vous à
cerner ce qui a déclenché, ce qui continue à
provoquer votre écriture ?
Je me souviens parfaitement du jour où je suis entrée
dans cet espace de l’écriture. J’étais
malade et ma mère m’avait fait coucher dans une chambre
où personne n’allait jamais, donnant sur une immense
verrière pleine de cactées. J’avais 14 ans.
Quelque chose est venu. Une sensation, un sentiment très
particulier, peut-être de dédoublement. L’impression
que je pouvais aller dans un ailleurs qui était à
la fois en moi et hors de moi. Un espace mixte en quelque sorte.
13. Que pensez-vous du rôle
de l'écrivain dans l'évolution de l'humanité?
Ce rôle est-il celui que vous vous attribuez ?
Je ne sais pas quel rôle joue l’écrivain dans
l’évolution de l’humanité. Je ne m’attribue
aucun rôle. A notre époque, l’écrivain
ressemble plutôt à un bouffon. Oui, le rôle de
bouffon me va bien.
14. L'écrivain vous semble-t-il un frein à la folie
du mal, ou, au contraire, un dangereux détonateur de puissances
assoupies ?
Un frein à la folie du mal ? On ne peut mettre aucun frein
à la folie. Je crois que ce sont vraiment des domaines séparés
: la folie, le mal, la folie du monde et l’écriture.
Les écrivains captent cette folie, s’en servent, ils
la reconnaissent, ils peuvent en rendre compte mais en aucun cas
la freiner. Mais c’est vrai qu’ils sont responsables
plus que les autres de l’harmonie du monde, de la conservation
de sa beauté. Aujourd’hui les écrivains ne sont
pas entendus. Tout le monde se fout de ce qu’ils écrivent
et de la manière dont ils l’écrivent. Jamais
une ligne de la part des critiques sur la forme. Quant aux puissances
assoupies, même si l’écriture était un
dangereux détonateur, elle ne pourrait concurrencer les autres
formes de communication : la télé, le cinéma,
internet, qui s’en donnent à cœur joie. Attendons
le retour des choses négligées.
15. Avez-vous le sentiment
d'être un sacrifié, ou un privilégié?
Un privilégié, oui, car en écrivant, on s’extrait
du temps et du monde, on se met à l’écart. On
recrée un autre monde à côté de l’autre,
peut-être contre l’autre. C’est un grand privilège.
On se permet de ne pas être pris dans le grand bourbier de
l’existence.
16. Avez-vous, ou non, une
perception schizophrénique de votre existence par rapport
à la vie dite « normale» ?
C’est la vie « normale » qui me semble schizophrénique.
Je me demande toujours comment on peut vivre sans créer,
cela me paraît impossible. L’écriture donne du
relief à l’existence, elle lui confère un double-fond
en quelque sorte. C’est vrai que je vis bizarrement, rivée
à mon écran. Mais c’est la vie que j’aime
: lire, écrire.
17. Avez-vous la conviction
qu'il vous faudrait consumer vos ultimes forces de vie pour exprimer
les choses les plus indicibles ?
Je perçois l’écriture davantage comme l’entrée
en moi de quelque chose venant d’ailleurs que comme un effort
particulier de ma part pour exprimer quelque chose. Les choses les
plus indicibles entrent en vous, une fois qu’elles y sont,
il faut laisser faire. Cela émerge. Souvent l’écriture
ne demande aucun effort. Ou alors un effort porté par une
telle exaltation qu’on ne le sent pas. L’épuisement
arrive plus tard.
18. Quelle est la nature
des choses qui vous semblent ne pas encore avoir été
explorées ? Pourquoi le sont-elles restées ?
On a peu exploré le sexe, l’acte sexuel dans sa spécificité
et dans sa beauté. Le rapport à Dieu. On néglige
de plus en plus aujourd’hui la matérialité des
choses. Dans l’écriture il se passe la même chose
que dans l’art. L’écriture est de moins en moins
figurative, descriptive, ni même narrative, de plus en plus
abstraite, c’est-à-dire basée sur des concepts
abstraits, psychologique, pétrie de psychanalyse. Ou réfléchissant
sur elle-même. L’auteur n’arrive pas à
disparaître du texte, il s’analyse sans cesse et c’est
très fatiguant.
19. Qu'est-ce que l'écriture vous apporte de plus précieux
? Quel est son rôle par rapport à vous- même
?
Le silence. Elle fait le vide en moi et me transporte dans un autre
rapport au temps et au réel.
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