Rencontre avec des lycéens.

Comment écrivez-vous ? Je veux dire par là, avez-vous une méthode ou un plan, quelque chose que vous réutilisiez à chaque fois ?
  Ce n’est pas une méthode mais une façon de travailler, qui opère de la même façon à chaque fois.
  Je crois qu’il y a cinq phases dans l’écriture, cinq moments très différents  pendant lesquels on ne fait pas du tout la même chose.
  Pendant la première phase, on rêve le livre. Cela peut durer des années. Le dernier roman que j’ai écrit sur un sculpteur sicilien contemporain de Louis XIV, j’y avais pensé la première fois quand j’avais vingt-trois ans. J’avais vu l’une de ses œuvres au Musée d’Histoire naturelle avant de partir en Italie, à Orvieto. Cette sculpture m’a éblouie. J’ai su que j’écrirais un livre sur lui. J’ai essayé tout de suite de comprendre sa vie, qui il avait été, pourquoi il avait créé de telles œuvres. Ce personnage était là, dans l’ombre, je l’ai mis de côté pendant très longtemps. Finalement cette histoire, je l’ai écrite vingt ans plus tard. Pendant toutes ces années, elle était comme une graine qui attendait le moment de germer.
  La deuxième phase, c’est quand on commence à réunir les matériaux nécessaires, à se documenter. Cette phase est absolument nécessaire quand on écrit, comme je l’ai fait deux fois, sur un personnage réel, qui a vraiment vécu à une autre époque. Il faut se plonger dans son milieu pour le comprendre. On fait beaucoup de lectures et on prend beaucoup de notes. C’est une phase de rêve actif. L’imaginaire se met en mouvement. L’histoire prend corps à travers ces lectures, elle incorpore ce qu’elle trouve, ce qui lui parle. Elle se sert de la masse des documents pour lever le désir et prendre forme. Là, j’ai la première idée de mon histoire, j’entraperçois des scènes, les interactions entre les personnages. Cela se précise. J’écris une trame. Je prends des notes sur un cahier, j’écris tout ce qui me vient spontanément à l’esprit. J’explicite certaines choses, ce que je comprends des personnages. C’est comme un dialogue avec moi-même dont je me resservirai plus tard.
  La troisième phase, c’est la rédaction du texte lui-même dans un jet. Je ne m’interromps pas dans mon écriture. J’avance rapidement. C’est la phase où je tire sur le fil pour dérouler d’un coup toute la bobine. J’avance quand même avec précaution pour ne pas partir dans une mauvaise direction. Comme un chien qui suivrait un lièvre et finirait par trouver une vieille chaussette. Il faut faire attention à bien pister le lièvre et à ne pas s’égarer en route. Ne pas débusquer un autre livre en même temps que celui qu’on écrit. Ce sont des choses qui me sont arrivées plusieurs fois. L’histoire s’invente d’elle-même à mesure que j’écris. Cette phase peut être très rapide (cela a varié jusque là de dix jours à quatre mois, cela dépend de l’épaisseur du livre, évidemment, et du sujet. Quand le personnage est très proche, cela va très vite.) Dans un sens c’est l’étape la plus facile parce qu’on ne regarde pas ce qu’on fait, un peu comme lorsqu’on court dans une prairie ou qu’à cheval on galope en herbage. C’est fatigant, on dépense beaucoup d’énergie mais Il y a très peu  de contraintes.
  La quatrième phase est celle qui consiste à relire, après avoir fait reposer la pâte un certain temps. La réécriture est ce qu’il y a de plus fastidieux. Il faut retravailler l’ensemble (l’architecture du récit) et le détail. C’est un peu comme tamiser du sable. C’est un travail minutieux, il faut toujours tout reprendre du début et tout réexaminer avec un œil neuf. Mais c’est ce qui permet au texte d’exister. C’est une sorte de polissage. Cela ne paraît rien ce qu’on fait, c’est microscopique, on ne sait pas trop d’ailleurs ce qu’on fait mais le texte se transforme peu à peu entièrement et prend son vrai relief. Cet équilibrage  ressemble à une pesée, il faut que l’aiguille soit parfaitement au milieu, trouver l’adéquation parfaite entre ce qu’on veut faire ressentir et les mots et le rythme qu’on emploie. Trouver l’expression juste, c’est comme chanter juste. Etre dans le bon rythme. Dans le tempo et le swing. L’émotion vient de là.
  La cinquième phase, c’est quand l’éditeur s’empare du livre. Il voit le livre d’une certaine façon et conseille des remaniements, des changements. Parfois son avis est juste. Il faut savoir faire des sacrifices. Mais ne pas se soumettre entièrement non plus. Si cela ne change pas grand-chose, on peut s’incliner de bonne grâce.

Combien de romans avez-vous publiés et de quoi parlent-ils ?
  Le premier livre que j’ai publié en 1995 était un court récit, L’Arbre. C’était un récit autobiographique. J’avais quatre manuscrits dans mes tiroirs et c’était la première fois que je parlais de moi, de ma vie, sans me cacher. J’avais laissé aller une certaine violence, un flux  qui ressemblait à la tempête et cela a plu à l’éditeur. Il voulait que je continue dans cette veine, mais cela ne m’intéressait pas, c’était trop dans l’air du temps. Je voulais aller ailleurs. Il a refusé les deux autres manuscrits que j’avais écrits après l’arbre et nous nous sommes séparés. J’étais contente de reprendre ma liberté. Je n’ai plus rien écrit pendant six ans. Pour me dire que je m’en fichais de l’écriture, que je pouvais vivre sans et que je ne ferais que ce que je voulais. J’ai déménagé en 1999 et ensuite j’ai rénové des bâtiments pendant six ans.
  En 2003, j’ai découvert le livre de Bertrand Méheust sur Alexis Didier, le plus grand voyant du XIXème siècle et j’ai su que j’en ferais un personnage romanesque. J’ai publié Alexis, la vie magnétique  aux Editions du Rocher en 2008. Auparavant j’avais écrit et publié au début de l’année 2008 aux Editions Eyrolles un guide de rénovation où j’expliquais à des gens qui n’y connaissaient rien comment s’y prendre pour rénover un appartement de A à Z.  Ce livre me permettait de tourner la page car je savais que le chantier, c’était fini et que j’allais me lancer complètement dans l’écriture.
  Puis j’ai écrit et publié aux Editions des Equateurs La maison en chantier. Ce livre est venu d’un coup et n’était pas vraiment prévu. Il venait tourner définitivement la page sur le chantier. C’était une bonne surprise. C’est une réflexion sur ma longue pratique de la rénovation (j’ai commencé à dix-sept ans et l’ai pratiqué par intermittences pendant vingt-cinq ans).
  Après Alexis, j’avais écrit un roman et un recueil de pastiches. Ce sont ces deux livres que je m’apprête à publier en 2010, toujours aux Editions des Equateurs.

Combien de temps passez-vous à écrire un roman ?
  Si on ne prend en compte que le premier jet, comme je l’ai dit, cela peut aller de dix jours à quatre mois. Evidemment, quand je parle de jours, ce sont des journées de dix heures de travail très concentré.

Notre prof de français nous a expliqué que la démarche autobiographique comportait une sorte de « pacte ». Que pouvez-vous en dire ?
  Oui, c’est Philippe Lejeune qui a le premier attiré l’attention et explicité ce « pacte ». Cela veut simplement dire que pour qu’il y ait autobiographie, il faut que l’auteur dise clairement que telle est sa démarche, qu’il va raconter sa vie en essayant d’être le plus sincère ou le plus juste ou le plus méchant possible, ou le plus bienveillant, etc. On peut imaginer tout ce qui peut pousser un écrivain à raconter sa vie. L’auteur dans ce cas se confond totalement avec celui qui dit « je » dans le texte. C’est pourquoi on ne peut pas dire que La Recherche du temps perdu de Proust soit une vraie autobiographie. Parce que nulle part il ne nous dit que le narrateur de son livre est Marcel Proust. Se prendre soi-même comme matériau de son œuvre en écrivant à « je », mais en recomposant les éléments de sa vie de manière à en faire une œuvre romanesque, cela n’est pas la même chose que d’écrire son autobiographie.
  C’est magnifique d’écrire son autobiographie. Cela demande, contrairement à ce qu’on pourrait, penser une grande humilité. On devient une sorte de cobaye, de rat de laboratoire pour observation de la vie humaine. On se rapetisse en quelque sorte. Alors que se servir de soi pour écrire un roman ou un récit à « je », s’élever soi-même à la dimension de personnage romanesque, en changeant ce qu’on veut à sa guise, c’est autre chose. Moi, je ne l’ai fait qu’une fois. C’est une posture que je n’aime pas trop : on est soi sans être soi. On opère une sorte de grand écart. Je préfère parler d’un personnage, endosser son costume, comme un acteur. Je suis peut-être plus libre, au fond, d’être moi-même, le plus simplement possible.

Quel type de livres écrivez-vous ? Y a-t-il un genre que vous préférez ?
  J’ai commencé par écrire des poèmes en prose auxquels je ne comprenais rien. La musique de la langue et les images seules importaient. Mais ces poèmes tissaient des histoires, des personnages y apparaissaient.  J’ai écrit des adaptations pour le théâtre. J’ai écrit des nouvelles, deux opérettes, plusieurs romans, deux récits autobiographiques, un traité sur le chantier, deux scénarios, un recueil de pastiches. J’aime varier les genres, parce que le genre détermine en partie ce qu’on va dire. En changeant le genre, on change l’angle de vue, on entre dans un certain type de langage, on explore autre chose, on varie les plaisirs et les positions. Aujourd’hui on a tendance à appeler roman n’importe quoi du moment qu’il y a une histoire et même s’il n’y en a pas. C’est un peu mensonger. C’est une sorte d’immense fourre-tout. On a tendance à oublier les deux poutres maîtresses du roman : le personnage et l’intrigue.
  Mon genre préféré, c’est le roman, parce qu’on a une plus grande liberté formelle et que l’histoire est reine. C’est le cheval sur lequel je galope dans la campagne. Aucun autre genre littéraire ne peut me donner cette sensation de plénitude puisqu’on doit tout reconstruire, de A à Z : la lumière, les décors, la couleur du ciel, les paroles des personnages, leur corps, le bruit des mouches et du vent, l’écoulement du temps. On doit entrer dans l’énergie de tout ça. A la fois on prend tout et on opère des choix puisque de cette épaisseur du monde, on ne montrera que des tranches. Mais il a fallu tirer toute cette énorme pâte jusqu’à soi et la faire lever.

Avez-vous envie de vous lancer dans autre chose que l’écriture, voire de reprendre votre ancien métier de prof de français ?
  Revenir à l’enseignement, je n’en ai aucune envie. Je suis trop en désaccord avec l’institution, ses méthodes et ses buts, qui fait comme si de rien n’était et a pour devise : « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. » Quelle hypocrisie ! Je ne suis pas sûre qu’on ait envie que les élèves réussissent. On a développé une pédagogie de l’échec. Seuls les privilégiés s’en sortent, les autres, on les détruit. Ajoutez à cela une certaine lâcheté, le manque d’autorité, la politique du « pas de vagues », et on aboutit à un non-sens. Beaucoup d’élèves ne savent pas ce qu’ils font là et n’ont  aucune envie d’y être. On ne leur propose rien d’autre qu’un système unique qui ne leur convient pas. Ils passent dans les classes supérieures avec un niveau exécrable, tuent l’ennui comme ils peuvent, emmerdent tout le monde. Qui y gagne ? Personne : ni les mauvais élèves, ni les bons, ni les moyens (qui tendent à disparaître), ni les profs qui sont confrontés à l’absurde. Tout le monde souffre. L’enseignement est un univers de souffrance, je ne veux plus faire partie du « corps en saignant », je veux sauver ma peau.
  Si un jour l’écriture me fait souffrir, j’arrêterai aussi. Quand j’étais adolescente, je peignais. J’ai hésité : peindre ou écrire. C’est l’écriture qui a émergé, mais souvent je regrette de ne pas avoir choisi la peinture parce que c’est une activité moins intellectuelle, plus intuitive, dans laquelle on peut plus facilement s’oublier. On se pose moins de questions peut-être. J’imagine la peinture plus jouissive que l’écriture. Si j’avais continué la peinture, en trente ans, je serais devenue bonne, alors que là, j’en suis aux balbutiements.  On ne peut pas tout faire.

Merci de nous avoir rencontrés, et accordé cette interview.

 

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