voir l’invisible

L’obscur/ Proust veut garder intact cet obscur qui le meut. /Je ne crois pas au caractère conscient, réfléchi et tactique de sa position par rapport à la question des pouvoirs psychiques./ Je l’imagine plutôt comme un chercheur brouillon placé devant une chose agissante et cachée, dont il ignore jusqu’au nom./ Il en perçoit l’existence de manière intuitive./ Elle forme dans son esprit des constellations de termes et d’images./ À travers des manifestations multiples, plus ou moins implicites, les phénomènes psi s’éparpillent dans l’œuvre comme une réalité à traduire./

Proust et le psi /Proust naît au moment du renouveau des sciences psychiques, qu’on appelle aussi la métapsychique, dans la continuation de ce qu’ont découvert et expérimenté les magnétiseurs à la fin du XVIIIème siècle, à la suite d’Anton Mesmer, et pendant tout le XIXème siècle.

Alexis (1826-1886) / Le plus célèbre des somnambules lucides s’appelle alors Alexis Didier./ C’est un jeune garçon de quatorze ans en 1840, qui, plongé dans un sommeil artificiel par son magnétiseur, développe des dons de voyance./ Il voit sans les yeux et voyage dans le temps et l’espace, visite des lieux, donne des renseignements précis sur un objet qu’on lui apporte (psychométrie), retrouve des objets perdus, des personnes disparues./ Alexis fréquente pendant quinze ans l’élite intellectuelle, le milieu aristocratique et mondain, à Paris et à Londres./ Ses dons prodigieux fécondent l’imaginaire de nombreux écrivains comme Balzac, Dumas, Nerval./ Si l’on rapproche certains textes de Proust des témoignages du voyant parus dans son livre de 1856, on est frappé par une similitude d’atmosphère, de vocabulaire, de ton, de style./ Il y a une ressemblance indéniable entre l’expérience de la réminiscence décrite par Proust dans l’épisode de la madeleine et cette transe somnambulique, cet état si particulier décrit par le jeune voyant Alexis Didier./ Il n’est pas exclu que Proust ait trouvé là un modèle. 

La voyance comme modèle /Ce don spécial, Proust tourne autour, essaie d’en comprendre les aspects et de les expliquer à son lecteur./ Mais son propos reste difficilement intelligible et communicable tant l’expérience qu’il décrit est singulière./ Qu’il s’agisse de la dimension psi de l’art, à travers l’évocation d’un sens spécial, des impressions obscures qu’il ressent et qui ensemencent sa mémoire en lui fournissant une réserve pour son œuvre future, le langage reste en deçà de l’expérience.

Écriture et résonance / J’entends résonance comme ces mystérieuses connections qui lient entre eux des personnes, des lieux, des événements situés à différents points du temps et de l’espace./ Il y aurait un substrat magique incrusté dans les choses, quelque chose écrit d’avance, que le héros perçoit et qui guide son choix.

L’espace magique / Opérant un syncrétisme culturel et religieux qui lui permet de puiser dans le fond magique de sources diverses, Proust explore la partie immergée du réel, son versant invisible, dont on ne possède déjà plus à son époque aucun outil pour le penser./ Combray est une niche temporelle, un antimonde, où dans la sulfure du souvenir, tout est nébulisé, transparent, fusionné, sorte d’antimatière où s’enracine la création artistique./ Le monde magique est un monde sans causalité, poreux, sans frontières nettes entre les choses, un monde de la participation.