Les Vents du Tombeau, les tables tournantes de Jersey chez Victor Hugo, Editions La Licorne Ailée. ( Extraits p.321 à 328)

L'Océan


Procès-Verbaux.
Vendredi 22 avril 1854, quatre heures de l'après-midi. Charles et Madame Victor Hugo tenant la table. Présents : Théophile Guérin, Victor Hugo.
Victor Hugo. - Y a-t-il quelqu'un ?
- Oui.
- Avant de dire qui tu es, permets-tu une question ?
- Oui.
- La table fait des vers, et fort beaux ; il nous semble qu'elle peut faire de la musique. La musique est comme la poésie, un souffle de la pensée. Peux-tu faire de la musique ?
- Oui.
- Veux-tu me faire la musique de la Marseillaise de la révolution française ? J'en ferai les paroles. Cette Marseillaise doit être à l'ancienne ce que la révolution d'Europe sera à la révolution de France. Le clairon doit agrandir son embouchure. Cela te convient-il ?
- Oui.
- As-tu besoin que M. Guérin t'explique son système de notation ?
- Non.
- Tu le sais donc sans qu'il te l'ait expliqué ?
- Oui.
- Parle.
- Ton voisin.
- Qu'entends-tu par là ?
- L'Océan.
- Une mélodie faite par l'océan pour une révolution. Il ne peut y avoir rien de plus beau. Nous t'écoutons.
Théophile Guérin. - La clef de sol ?
- Oui.

(M. Guérin écrit sous la dictée de la table d'après son système de notation. Victor Hugo sort puis rentre. Dictée de l'air qu'on transcrira ci-après.)

Victor Hugo. - Je pense que la musique que tu viens de dicter coupera les paroles en strophe et refrain ou chœur, de façon qu'on puisse faire chanter cette Marseillaise aux masses, comme l'autre. Pour que je ne puisse faire aucune erreur de mon côté, veux-tu m'indiquer toi-même
1. De combien de vers se compose la strophe ?
2. Quelle est la mesure de ces vers. Indique-la vers par vers. Ainsi, par exemple : premier vers, huit syllabes, rime féminine ; deuxième vers, même nombre, rime masculine ; troisième vers, douze syllabes, rime féminine, et ainsi de suite jusqu'à la fin de la strophe ?
3. Donne-nous les mêmes indications pour le refrain.

(Ces questions lues à la table, elle dit qu'elle ne peut y répondre qu 'après avoir dicté l'air. Victor Hugo sort.)

Théophile Guérin. - Comment veux-tu appeler ton morceau de musique ?
- Mon bruit.
- De quel nom doit-il s'appeler pour ceux qui doivent le chanter ?
- La tonnante.

(Cette séance, jusqu'aux mots : qu'après avoir dicté l'air est écrite par M. Victor Hugo.)
[À la fin de cette séance, une page trois quarts a été laissée en blanc.]


L'Océan

Vendredi 23 avril 1854, deux heures et demie du jour.
Présents : Théophile Guérin, MmeVictor Hugo et Charles Hugo à la table.

Mme Victor Hugo. - Es-tu l'Océan ?
- Oui.
Théophile Guérin. - Ton morceau, tel que tu nous l'as dicté, n'a aucun sens. Nous nous sommes trompés en l'écrivant. Où devons-nous faire le changement ?
- Changer.
- Quoi ?
- La clef.
- Quelle clef faut-il mettre ?
- Fa.
- Sur quelle ligne ?
- Deux.
- La méthode que nous avons employée est-elle bonne ?
- Oui.
- Est-il nécessaire de se servir du moyen indiqué par Mme Victor Hugo ?
- Non.
- Est-ce que ce morceau pourra être chanté tel qu'il est ?
- Oui.
Mme Victor Hugo. - Parle-nous.
- A d a f f- ... (Confus.)

(Entre M. V Hugo.)

- L'air essayé sur la flûte par M. Guérin n'a pas donné de résultat. Tu viens de dire qu'il fallait changer la clef de sol en clef de fa : cela en effet renouvelle l'air tout entier. Ce changement est-il le seul nécessaire ?
- Qui dit peu voit beaucoup. La mer est l'art. L'azur est l'idée. La goutte d'eau est le miroir de l'astre immense. Le fil de la lame de l'océan est la corde de la grande lyre. Les antres de la mer sont les oreilles toujours ouvertes devant le musicien qui chante toujours. L'immensité est pleine d'oiseaux qui se posent sur le puissant orgue de dieu comme des strophes sublimes. La mer fait la musique. Le ciel fait les paroles. Le nom du poète c'est l'amour, le nom du musicien c'est la puissance. Dieu est le nom de tout. Vous êtes des crétins. Adieu.
Victor Hugo. - Nous sommes des ignorants, nous te l’avons dit ; des ignorants en toute chose et en musique particulièrement. Le mot irrité que tu nous adresses ne nous irrite pas. Veux-tu l'expliquer ?

( Mouvement de la table.)

- Votre flûte trouée de petits trous comme le cul d'un marmot qui chie me dégoûte. Faites-moi un orchestre, je vous ferai un chant. Prenez tous les grands bruits, tous les tumultes, tous les fracas, toutes les colères des sons libres dans l'espace, le vent du matin, le vent du soir, le vent de la nuit, le vent de la tombe, les orages, les simouns, les bises qui passent leurs doigts violents dans les chevelures des arbres comme des êtres désespérés, les ascensions des marées sur les plages, les chutes des fleuves dans les mers ; les cataractes, les trombes, les vomissements de l'énorme poitrine du monde; ce que les lions rugissent, ce que les éléphants sonnent dans leurs trompes, ce que les serpents imprenables sifflent dans leurs anneaux, ce que les baleines mugissent dans leurs naseaux humides, ce que les mastodontes soufflent dans les entrailles de la terre, ce que les chevaux du soleil hennissent dans les profondeurs du ciel, ce que toutes les ménageries du vent tonnent dans les cages aériennes, ce que le feu, ce que l'eau se jettent d'injures, l'un du fond de sa gueule de volcan l'autre du fond de sa gueule d'abîme, et dites-moi : voilà ton orchestre, fais de l'harmonie avec ce bruit, fais de l'amour avec ces haines, fais de la paix avec ces combats, sois le maestro de ce qui n'a pas de maître. Sois le conquérant de l'immensité. Apprivoise l'horreur, calme la violence, baise à la crinière les éléments. Fais regarder le bout de ton archet par les quatre vents au lieu de la langue de feu des foudres célestes et donne la bénédiction de l'art à cette immense union des forces de la nature à genoux devant toi. Marie les deux fiancés de la création qui depuis six mille ans se regardent avec amour, le ciel et la terre. Et sois le prêtre de la majestueuse église. Mais ne me dites pas de faire de la musique avec votre flûte !
- Nous sommes des proscrits, tu le sais, et accoutumés aux tempêtes. Ta colère en est une. Nous la trouvons belle. Nous l'admirons. Pourtant permets-nous un mot dans cet ouragan. Tu t'indignes contre notre ami Guérin. Il ne nous paraît pas coupable. Nous ne pouvons te donner l'orchestre que tu veux. Tu as consenti hier à ce que nous te demandions. Tu as dicté une musique, et tu sais bien, toi qui dois voir les consciences, que nous ne doutons pas qu'elle ne fût immense et qu'elle ne contînt tout ce qui est dans ton nom, Océan. Les moyens d'essayer cette musique nous manquent. Il n'y a ici qu'un piano, et ce n'est pas la faute de notre ami. Il n'a qu'une flûte. Les plus grands musiciens de la terre -je ne dis pas de la mer -se laissent essayer sur des instruments misérables. Veux-tu t'en contenter toi aussi ? Nous ne pouvons te croire sérieusement irrité contre notre ami. Veux-tu continuer ce que tu avais commencé, la Marseillaise de la révolution future ? Parle.
- J'ai très envie de vous satisfaire, mais vous n'avez pas de moyens de noter mes musiques. Il est nécessaire de savoir le langage des choses pour comprendre les êtres qui, comme moi, n'ont pas de forme apparente. Ainsi les fleurs voient les âmes. Il y a des dialogues entre les parfums et les essences. Une rose parle à une morte ; et un pot de jasmin sur le bord d'une mansarde cause avec tout le ciel. La musique que j'ai essayé de vous dicter hier est belle, mais il y manque l'accompagnement. Le piano qu'il faudrait ne pourrait pas entrer dans votre maison. Il n'a que deux touches, une blanche et une noire, le jour et la nuit ; le jour plein d'oiseaux la nuit pleine d'âmes. Mme Victor Hugo. - Hier tu as consenti. Pourquoi as-tu dit oui hier ?
- Calme-toi.
- Ce n'est pas une réponse.
- La musique est faite.
- Si elle est faite, quel parti pouvons-nous tirer de ce que tu as dicté ?
- Cherchez.
- Est-elle sans fautes telle que Monsieur Guérin l'a écrite ?
- Il faudrait la faire retoucher par un musicien humain. Parlez-en à Mozart quand vous le verrez.
Victor Hugo. - Peux-tu nous envoyer Mozart ?
- Oui.
- Pourrait-il venir ce soir ?
- Il y a un moyen. Posez la table devant un piano. Elle frappera sur les touches et vous noterez.
- Est-ce Mozart qui viendra diriger la table, ou est-ce ton esprit qui, resté dans la table, la mettra en mouvement ?
- Mozart vaut mieux. Moi, je suis inintelligible.
- Veux-tu prier Mozart de venir ce soir à neuf heures ?
- Je lui ferai dire par le Crépuscule.

(Il est cinq heures un quart.)
[Ces trois dernières pages (à partir de l'entrée de V.H.) sont écrites par V.H.]

 

Le Drame

Procès-Verbaux.
Mardi 23 avril 1854, repris à six heures.
Théophile Guérin, Charles Hugo, tenant tous deux la table. Charles Hugo, puis Auguste Vacquerie écrivant.
- Qui est là ?
- Le Drame.
- As-tu une communication à nous faire ?
- Oui.
- Parle.
- Je vous annonce que le drame de Shakespeare est fini. (Entre Auguste Vacquerie.)
- Quand Shakespeare viendra-t-il nous le dicter ?
- jeudi.
- À quelle heure ?
- Huit heures.
- Du soir ?
- Non.
- Du matin ?
- Oui.
- Mais il nous avait été dit que les âmes ne pouvaient venir nous visiter que la nuit ?
- C'est moi qui ferai la partie du jour, il fera celle de la nuit. Je ferai la prose, lui-les vers.
- Nous te remercions d'être venu nous apporter cette grande nouvelle. As-tu autre chose à nous dire ?
- Causons.

(Entre Mme Victor Hugo.)

- Nous dicteras-tu ta partie tous les jours ?
- Si vous voulez.
- Les personnages du drame que tu nous dicteras, seront-ils des hommes comme nous ? Seront-ils émus des mêmes passions que nous ?
- Non.
Théophile Guérin. - Depuis longtemps déjà je suis préoccupé par les révélations que les esprits nous font en nous annonçant les événements de l'avenir, et l'époque fixe, fatale, à laquelle ils auront lieu. Ainsi l'âme de Bonaparte endormi nous prédit la révolution, le châtiment qui le frappera et l'époque de sa mort. Marat, Robespierre nous annoncent la révolution pour 1855. Charlotte Corday, en nous disant l'avenir, assigne un rôle à Blanqui, et ajoute qu'il sera de courte durée. Enfin la mère de Durrieu lui annonce le jour de son arrivée en Espagne. Que faut-il conclure de ces avis qui nous sont donnés par les morts ? Que l'avenir leur est révélé, que cet avenir est arrangé et déterminé à l'avance, que nous subirons sans avoir à nous en préoccuper ou sans pouvoir l'empêcher, les catastrophes ou les choses heureuses qui nous sont annoncées ? Alors comment expliquer le bien, le mal, la punition, la récompense portant la responsabilité ? Ou ces révélations sont-elles dues simplement à une faculté d'appréciation que possèdent les esprits et qui leur permet de voir plus nettement que nous ne pouvons le faire nous¬-mêmes des événements prévus auxquels ils peuvent alors assigner un terme ?
- Connaissez-vous la loi des pressentiments ?
- Non.
- Ce que l'homme fait vit. Une action est un être. Une action est un reflet. Une action se voit comme un corps. La présence de dieu n'est pas autre chose que la vue des actions humaines dans un miroir qui a comme un télescope la faculté de rapprocher les reflets. Ainsi le passant va, vient, s'agite, librement. Seulement le mouvement qu'il va faire, se reflète une seconde avant dans le miroir. Or comme le temps est un, et que pour Dieu les secondes et les siècles se confondent, il s'ensuit que la seconde d'avant ou les millions de siècles d'avant, l'action future dans la vie humaine était déjà présente dans le miroir divin. Les actions sont des êtres vivants pourvus d'un appareil lumineux qui rayonne jusque dans les profondeurs du miroir avant même que l'action soit sortie du corps humain. Le phénomène des pressentiments qui ressemble au miracle de la prescience divine vient de là. Ainsi, il arrive que vous devinez ce que vous allez faire. C'est que sans vous en douter, vous êtes passés devant le miroir mystérieux et que vous avez aperçu l'éclair du reflet de l'action invisible. Quand un homme médite sur une résolution, il y a des moments où il se sent regardé fixement par son projet. Son projet devient son ami, son compagnon et son conseiller. Bonaparte, dont vous parliez hier, a eu le 2 décembre pour camarade pendant toute sa vie. C'est le 2 décembre qui jouait avec lui quand il était enfant. C'est le 2 décembre que Napoléon prenait sur ses genoux quand il prenait le petit Louis. Le 2 décembre a au front des baisers d'Austerlitz. C'est le 2 décembre qui a parlé à Bonaparte d'empire. C'est le 2 décembre qui lui a récité à Ham le monologue de Charles Quint. C'est le 2 décembre qui l'a fait évader de sa prison. C'est le 2 décembre, qui lui a tenu la lanterne sourde pendant qu'il entrait en France à son retour de Londres. C'est le 2 décembre qui lui a prêté les menottes que la France a aux mains. Le 2 décembre n'est pas le crime de Bonaparte, c'est son complice. Le crépuscule.
(Clos à sept heures et demie.)

 

 

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