Les pastiches de Proust

******************************************************************************************

Gustave Flaubert (1821-1880) pastiché par Marcel Proust dans Pastiches et mélanges (1919)

MONDANITÉ ET MÉLOMANIE
DE BOUVARD ET PÉCUCHET


I
MONDANITÉ

« Maintenant que nous avons une situation, dit Bouvard, pourquoi ne mènerions-nous pas la vie du monde ? » C'était assez l'avis de Pécuchet, mais il fallait pouvoir y briller et pour cela étudier les sujets qu'on y traite.
La littérature contemporaine est de première importance.
Ils s'abonnèrent aux diverses revues qui la répandent, les lisaient à haute voix, s'efforçaient à écrire des critiques, recherchant surtout l'aisance et la légèreté du style, en considération du but qu'ils se proposaient.
Bouvard objecta que le style de la critique, écrite même en badinant, ne convient pas dans le monde. Et ils instituèrent des conversations sur ce qu'ils avaient lu, dans la manière des gens du monde.
Bouvard s'accoudait à la cheminée, taquinait avec précaution, pour ne pas les salir, des gants clairs sortis tout exprès, appelant Pécuchet «Madame» ou «Général», pour compléter l'illusion.
Mais souvent ils en restaient là; ou l'un d'eux s'emballant sur un auteur, l'autre essayait en vain de l'arrêter. Au reste, ils dénigraient tout. Leconte de Lisle était trop impassible, Verlaine trop sensitif. Ils rêvaient, sans le rencontrer, d'un juste milieu.
« Pourquoi Loti rend-il toujours le même son ?
- Ses romans sont tous écrits sur la même note.
- Sa lyre n'a qu'une corde, concluait Bouvard.
- Mais André Laurie n'est pas plus satisfaisant, car il nous promène chaque année ailleurs et confond la littérature avec la géographie. Son style seul vaut quelque chose. Quant à Henri de Régnier, c'est un fumiste ou un fou, nulle autre alternative.
-Tire-toi de là, mon bonhomme, disait Bouvard, et tu fais sortir la littérature contemporaine d'une rude impasse.
- Pourquoi les forcer ? disait Pécuchet en roi débonnaire; ils ont peut-être du sang, ces poulains-là. Laissons-leur la bride sur le cou: la seule crainte, c'est qu'ainsi emballés, ils ne dépassent le but; mais l'extravagance même est la preuve d'une nature riche.
- Pendant ce temps, les barrières seront brisées, criait Pécuchet; - et, remplissant de ses dénégations la chambre solitaire, il s'échauffait:
« Du reste, dites tant que vous voudrez que ces lignes inégales sont des vers, je me refuse à y voir autre chose que de la prose, et sans signification, encore !»
Mallarmé n'a pas plus de talent, mais c'est un brillant causeur. Quel malheur qu'un homme aussi doué devienne fou chaque fois qu'il prend la plume. Singulière maladie et qui leur paraissait inexplicable. Maeterlinck effraye, mais par des moyens matériels et indignes du théâtre; l'art émeut à la façon d'un crime, c'est horrible ! D'ailleurs, sa syntaxe est misérable.
Ils en firent spirituellement la critique en parodiant dans la forme d'une conjugaison son dialogue: «J'ai dit que la femme était entrée. - Tu as dit que la femme était entrée. - Vous avez dit que la femme était entrée. - Pourquoi a-t-on dit que la femme était entrée ? »
Pécuchet voulait envoyer ce petit morceau à la Revue des Deux Mondes, mais il était plus avisé, selon Bouvard, de le réserver pour le débiter dans un salon à la mode. Ils seraient classés du premier coup selon leur mérite. Ils pourraient très bien le donner plus tard à une revue. Et les premiers confidents de ce trait d'esprit, le lisant ensuite, seraient flattés rétrospectivement d'en avoir eu la primeur.
Lemaitre, malgré tout son esprit, leur semblait inconséquent, irrévérencieux, tantôt pédant et tantôt bourgeois; il exécutait trop souvent la palinodie.
Son style surtout était lâché, mais la difficulté d'improviser à dates fixes et si rapprochées doit l'absoudre. Quant à France, il écrit bien, mais pense mal, au contraire de Bourget, qui est profond, mais possède une forme affligeante. La rareté d'un talent complet les désolait.
Cela ne doit pourtant pas être bien difficile, songeait Bouvard, d'exprimer ses idées clairement. Mais la clarté ne suffit pas, il faut la grâce (unie à la force), la vivacité, l'élévation, la logique. Bouvard ajoutait l'ironie. Selon Pécuchet, elle n'est pas indispensable, fatigue souvent et déroute sans profit pour le lecteur. Bref, tout le monde écrit mal. Il fallait, selon Bouvard, en accuser la recherche excessive de l'originalité ; selon Pécuchet, la décadence des mœurs.
« Ayons le courage de cacher nos conclusions dans le monde, dit Bouvard ; nous passerions pour des détracteurs, et, effrayant chacun, nous déplairions à tout le monde. Rassurons au lieu d'inquiéter. Notre originalité nous nuira déjà assez. Même tâchons de la dissimuler. On peut ne pas y parler littérature. »
Mais d'autres choses y sont importantes.
Comment faut-il saluer ? Avec tout le corps ou de la tête seulement, lentement ou vite, comme on est placé ou en réunissant les talons, en s'approchant ou de sa place, en rentrant le bas du dos ou en le transformant en pivot ? Les mains doivent-elles tomber le long du corps, garder le chapeau, être gantées ? La figure doit-elle rester sérieuse ou sourire pendant la durée du salut ? Mais comment reprendre immédiatement sa gravité le salut fini ? Présenter aussi est difficile.
Par le nom de qui faut-il commencer ? Faut-il désigner de la main la personne qu'on nomme, ou d'un signe de tête, ou garder l'immobilité avec un air indifférent ? Faut-il saluer de la même manière un vieillard et un jeune homme, un serrurier et un prince, un acteur et un académicien ? L'affirmative satisfaisait aux idées égalitaires de Pécuchet, mais choquait le bon sens de Bouvard.
Comment donner son titre à chacun ? On dit monsieur à un baron, à un vicomte, à un comte ; mais «bonjour, Monsieur le Marquis», leur semblait plat, et «bonjour, Marquis », trop cavalier, étant donné leur âge. Ils se résigneraient à dire « Prince » et « monsieur le duc » bien que ce dernier usage leur parût révoltant. Quand ils arrivaient aux Altesses, ils se troublaient; Bouvard, flatté de ses relations futures, imaginait mille phrases où cette appellation apparaissait sous toutes ses formes; il l'accompagnait d'un petit sourire rougissant, en inclinant un peu la tête, et en sautillant sur ses jambes. Mais Pécuchet déclarait qu'il s'y perdrait, s'embrouillerait toujours, ou éclaterait de rire au nez du prince. Bref, pour moins de gène, ils n'iraient pas dans le faubourg Saint-Germain. Mais il entre partout, de loin seulement semble un tout compact et isolé !... D'ailleurs, on respecte encore plus les titres dans la haute Banque, et quant à ceux des rastaquouères, ils sont innombrables.
Mais, selon Pécuchet, on devait être intransigeant avec les faux nobles et affecter de ne point leur donner de particules même sur les enveloppes des lettres ou en parlant à leurs domestiques. Bouvard, plus sceptique, n'y voyait qu'une ironie plus récente, mais aussi respectable que celle des anciens seigneurs. D'ailleurs, la noblesse, d'après eux, n'existait plus depuis qu'elle avait perdu ses privilèges. Elle est cléricale, arriérée, ne lit pas, ne fait rien, s'amuse autant que la bourgeoisie ; ils trouvaient absurde de la respecter. Sa fréquentation seule était possible, parce qu'elle n'excluait pas le mépris. Bouvard déclara que pour savoir où ils fréquenteraient, vers quelles banlieues ils se hasarderaient une fois l'an, où seraient leurs habitudes, leurs vices, il fallait d'abord dresser un plan exact de la société parisienne. Elle comprenait, suivant lui, le faubourg Saint-Germain, la finance, les rastaquouères, la société protestante, le monde des arts et des théâtres, le monde officiel et savant. Le Faubourg, à l'avis de Pécuchet, cachait sous des dehors rigides le libertinage de l'Ancien Régime. Tout noble a des maîtresses, une sœur religieuse, conspire avec le clergé. Ils sont braves, s'endettent, ruinent et flagellent les usuriers, sont inévitablement les champions de l'honneur. Ils règnent par l'élégance, inventent des modes extravagantes, sont des fils exemplaires, affectueux avec le peuple et durs aux banquiers. Toujours l'épée à la main ou une femme en croupe, ils rêvent au retour de la monarchie, sont terriblement oisifs, mais pas fiers avec les bonnes gens, faisant fuir les traîtres et insultant les poltrons, méritent par un certain air chevaleresque notre inébranlable sympathie.
Au contraire, la finance considérable et renfrognée inspire le respect mais l'aversion. Le financier est soucieux dans le bal le plus fou. Un de ses innombrables commis vient toujours lui donner les dernières nouvelles de la Bourse, même à quatre heures du matin ; il cache à sa femme ses coups les plus heureux, ses pires désastres. On ne sait jamais si c'est un potentat ou un escroc ; il est tour à tour l'un et l'autre sans prévenir, et, malgré son immense fortune, déloge impitoyablement le petit locataire en retard sans lui faire l'avance d'un terme, à moins qu'il ne veuille en faire un espion ou coucher avec sa fille. D'ailleurs, il est toujours en voiture, s’habille sans grâce, porte habituellement un lorgnon.
Ils ne se sentaient pas un plus vif amour de la société protestante ; elle est froide, guindée, ne donne qu'à ses pauvres, se compose exclusivement de pasteurs. Le temple ressemble trop à la maison, et la maison est triste comme le temple. On y a toujours un pasteur à déjeuner; les domestiques font des remontrances aux maîtres en citant des versets de la Bible ; ils redoutent trop la gaieté pour ne rien avoir à cacher et font sentir dans la conversation avec les catholiques une rancune perpétuelle de la révocation de l'édit de Nantes et de la Saint-Barthélémy.
Le monde des arts, aussi homogène, est bien différent; tout artiste est farceur, brouillé avec sa famille, ne porte jamais de chapeau haute forme, parle une langue spéciale. Leur vie se passe à jouer des tours aux huissiers qui viennent pour les saisir et à trouver des déguisements grotesques pour des bals masqués. Néanmoins, ils produisent constamment des chefs-d'œuvre, et chez la plupart l'abus du vin et des femmes est la condition même de l'inspiration, sinon du génie ; ils dorment le jour, se promènent la nuit, travaillent on ne sait quand, et la tête toujours en arrière, laissant flotter au vent une cravate molle, roulent perpétuellement des cigarettes.
Le monde des théâtres est à peine distinct de ce dernier ; on n'y pratique à aucun degré la vie de famille, on y est fantasque et inépuisablement généreux. Les artistes, quoique vaniteux et jaloux, rendent sans cesse service à leurs camarades, applaudissent à leurs succès, adoptent les enfants des actrices poitrinaires ou malheureuses, sont précieux dans le monde, bien que, n'ayant pas reçu d'instruction, ils soient souvent dévots et toujours superstitieux. Ceux des théâtres subventionnés sont à part, entièrement dignes de notre admiration, mériteraient d'être placés à table avant un général ou un prince, ont dans l'âme les sentiments exprimés dans les chefs-d'œuvre qu'ils représentent sur nos grandes scènes.
Leur mémoire est prodigieuse et leur tenue parfaite.
Quant aux juifs, Bouvard et Pécuchet, sans les proscrire (car il faut être libéral), avouaient détester se trouver avec eux ; ils avaient tous vendu des lorgnettes en Allemagne dans leur jeune âge, gardaient exactement à Paris - et avec une piété à laquelle en gens impartiaux ils rendaient d'ailleurs justice - des pratiques spéciales, un vocabulaire inintelligible, des bouchers de leur race.
Tous ont le nez crochu, l'intelligence exceptionnelle, l'âme vile et seulement tournée vers l'intérêt ; leurs femmes, au contraire, sont belles, un peu molles, mais capables des plus grands sentiments. Combien de catholiques devraient les imiter ! Mais pourquoi leur fortune était-elle toujours incalculable et cachée ? D'ailleurs, ils formaient une sorte de vaste société secrète, comme les jésuites et la franc-maçonnerie. Ils avaient, on ne savait où, des trésors inépuisables, au service d'ennemis vagues, dans un but épouvantable et mystérieux.

II
MÉLOMANIE

Déjà dégoûtés de la bicyclette et de la peinture, Bouvard et Pécuchet se mirent sérieusement à la musique.
Mais tandis qu'éternellement ami de la tradition et de l'ordre, Pécuchet laissait sabler en lui le dernier partisan des chansons grivoises et du Domino noir, révolutionnaire s'il en fut, Bouvard, faut-il le dire, «se montra résolument wagnérien». A vrai dire, il ne connaissait pas une partition du «braillard de Berlin» (comme le dénommait cruellement Pécuchet, toujours patriote et mal informé), car on ne peut les entendre en France, où le Conservatoire crève dans la routine, entre Dolonne qui bafouille et Lamoureux qui épelle, ni à Munich, où la tradition ne s'est pas conservée, ni à Bayreuth que les snobs ont insupportablement infecté. C'est un non-sens que de les essayer au piano : l'illusion de la scène est nécessaire, ainsi que l'enfouissement de l'orchestre, et, dans la salle, l'obscurité. Pourtant, prêt à foudroyer les visiteurs, le prélude de Parsifal était perpétuellement ouvert sur le pupitre de son piano, entre les photographies du porte-plume de César Franck et du Printemps de Botticelli.
De la partition de la Walkyrie, soigneusement le «Chant du Printemps» avait été arraché. Dans la table des opéras de Wagner, à la première page, Lohengrin, Tannhauser avaient été biffés, d'un trait indigné, au crayon rouge. Rienzi seul subsistait des premiers opéras.
Le renier est devenu banal, l'heure est venue, flairait subtilement Bouvard, d'inaugurer l'opinion contraire.
Gounod le faisait rire, et Verdi crier. Moindre assurément qu’Erik Satie, qui peut aller là contre ? Beethoven, pourtant, lui semblait considérable à la façon d'un Messie. Bouvard lui-même pouvait, sans s'humilier, saluer en Bach un précurseur. Saint-Saëns manque de fond et Massenet de forme, répétait-il sans cesse à Pécuchet, aux yeux de qui Saint-Saëns, au contraire, n'avait que du fond et Massenet que de la forme.
« C'est pour cela que l'un nous instruit et que l'autre nous charme, mais sans nous élever, insistait Pécuchet. » Pour Bouvard, tous deux étaient également méprisables. Massenet trouvait quelques idées, mais vulgaires, d"ailleurs les idées ont fait leur temps. Saint-Saëns possédait quelque facture, mais démodée. Peu renseignés sur Gaston Lemaire, mais jouant du contraste à leurs heures, ils opposaient éloquemment Chausson et Chaminade. Pécuchet, d'ailleurs, et malgré les répugnances de son esthétique, Bouvard lui-même, car tout Français est chevaleresque et fait passer les femmes avant tout, cédaient galamment à cette dernière la première place parmi les compositeurs du jour.
C'était en Bouvard le démocrate encore plus que le musicien qui proscrivait la musique de Charles Levadé ; n'est-ce pas s'opposer au progrès que s'attarder encore aux vers de Mme de Girardin dans le siècle de la vapeur, du suffrage universel et de la bicyclette ? D'ailleurs, tenant pour la théorie de l'art pour l'art, pour le jeu sans nuances et le chant sans inflexions, Bouvard déclarait ne pouvoir l'entendre chanter. Il lui trouvait le type mousquetaire, les façons goguenardes, les faciles élégances d'un sentimentalisme suranné.
Mais l'objet de leurs plus vifs débats était Reynaldo Hahn. Tandis que son intimité avec Massenet, lui attirant sans cesse les cruels sarcasmes de Bouvard, le désignait impitoyablement comme victime aux prédilections passionnées de Pécuchet, il avait le don d'exaspérer ce dernier par son admiration pour Verlaine, partagée d'ailleurs par Bouvard. «Travaillez sur Jacques Normand, Sully Prudhomme, le vicomte de Borrelli. Dieu merci, dans le pays des trouvères, les poètes ne manquent pas», ajoutait-il patriotiquement. Et, partagé entre les sonorités tudesques du nom de Hahn et la désinence méridionale de son prénom Reynaldo, préférant l'exécuter en haine de Wagner plutôt que l'absoudre en faveur de Verdi, il concluait rigoureusement en se tournant vers Bouvard :
« Malgré l'effort de tous vos beaux messieurs, notre beau pays de France est un pays de clarté, et la musique française sera claire ou ne sera pas, énonçait-il en frappant sur la table pour plus de force.
- Foin de vos excentricités d'au-delà de la Manche et de vos brouillards d'outre-Rhin, ne regardez donc pas toujours de l'autre côté des Vosges ! - ajoutait-il en regardant Bouvard avec une fixité sévère et pleine de sous-entendus, - excepté pour la défense de la patrie.
- Que la Walkyrie puisse plaire même en Allemagne, j'en doute... Mais, pour des oreilles françaises, elle sera toujours le plus infernal des supplices - et le plus cacophonique ! ajoutez le plus humiliant pour notre fierté nationale. D'ailleurs cet opéra n'unit-il pas à ce que la dissonance a de plus atroce ce que l'inceste a de plus révoltant ! Votre musique, monsieur, est pleine de monstres, et on ne sait plus qu'inventer ! Dans la nature même, - mère pourtant de la simplicité, - l'horrible seul vous plaît. M. Delafosse n'écrit-il pas des mélodies sur les chauves-souris, où l'extravagance du compositeur compromettra la vieille réputation du pianiste ? Que ne choisissait-il quelque gentil oiseau ? Des mélodies sur les moineaux seraient au moins bien parisiennes ; l'hirondelle a de la légèreté et de la grâce, et l'alouette est si éminemment française que César, dit-on, en faisait piquer de toutes rôties sur le casque de ses soldats. Mais des chauves-souris ! ! ! Le Français, toujours altéré de franchise et de clarté, toujours exécrera ce ténébreux animal. Dans les vers de M. de Montesquiou, passe encore, fantaisie de grand seigneur blasé, qu'à la rigueur on peut lui permettre, mais en musique ! A quand le Requiem des kangourous ?... - Cette bonne plaisanterie déridait Bouvard. - Avouez que je vous ai fait rire, disait Pécuchet (sans fatuité répréhensible, car la conscience de leur mérite est tolérable chez les gens d'esprit, topons-là, vous êtes désarmé ! »

*****************************************************************************************

Gustave Flaubert pastiché par Marcel Proust dans Le Figaro du 14 mars 1908


L’Affaire Lemoine par Gustave Flaubert

La chaleur devenait étouffante, une cloche tinta, des tourterelles s’envolèrent, et, les fenêtres ayant été fermées sur l’ordre du président, une odeur de poussière se répandit. Il était vieux, avec un visage de pitre, une robe trop étroite pour sa corpulence, des prétentions à l’esprit ; et ses favoris égaux, qu’un reste de tabac salissait, donnaient à toute sa personne quelque chose de décoratif et de vulgaire. Comme la suspension d’audience se prolongeait, des intimités s’ébauchèrent ; pour entrer en conversation, les malins se plaignaient à haute voix du manque d’air, et, quelqu’un ayant dit reconnaître le ministre de l’Intérieur dans un monsieur qui sortait, un réactionnaire soupira : « Pauvre France ! » En tirant de sa poche une orange, un nègre s’acquit de la considération, et, par amour de la popularité, en offrit les quartiers à ses voisins, en s’excusant, sur un journal : d’abord à un ecclésiastique, qui affirma « n’en avoir jamais mangé d’aussi bonne ; c’est un excellent fruit, rafraîchissant » ; mais une douairière prit un air offensé, défendit à ses filles de rien accepter « de quelqu’un qu’elles ne connaissaient pas », pendant que d’autres personnes, ne sachant pas si le journal arriverait jusqu’à elles, cherchaient une contenance : plusieurs tirèrent leur montre, une dame enleva son chapeau. Un perroquet le surmontait. Deux jeunes gens s’en étonnèrent, auraient voulu savoir s’il avait été placé là comme souvenir ou peut-être par goût excentrique. Déjà les farceurs commençaient à s’interpeller d’un banc à l’autre, et les femmes, regardant leurs maris, s’étouffaient de rire dans un mouchoir, quand un silence s’établit, le président parut s’absorber pour dormir, l’avocat de Werner prononçait sa plaidoirie. Il avait débuté sur un ton d’emphase, parla deux heures, semblait dispeptique, et chaque fois qu’il disait « Monsieur le Président », s’effondrait dans une révérence si profonde qu’on aurait dit une jeune fille devant un roi, un diacre quittant l’autel. Il fut terrible pour Lemoine, mais l’élégance des formules atténuait l’âpreté du réquisitoire. Et ses périodes se succédaient sans interruption, comme les eaux d’une cascade, comme un ruban qu’on déroule. Par moment, la monotonie de son discours était telle qu’il ne se distinguait plus du silence, comme une cloche dont la vibration persiste, comme un écho qui s’affaiblit. Pour finir, il attesta les portraits des présidents Grévy et Carnot, placés au-dessus du tribunal ; et chacun, ayant levé la tête, constata que la moisissure les avait gagnés dans cette salle officielle et malpropre qui exhibait nos gloires et sentait le renfermé. Une large baie la divisait par le milieu, des bancs s’y alignaient jusqu’au pied du tribunal ; elle avait de la poussière sur le parquet, des araignées aux angles du plafond, un rat dans chaque trou, et on était obligé de l’aérer souvent à cause du voisinage du calorifère, parfois d’une odeur plus nauséabonde. L’avocat de Lemoine répliquant, fut bref. Mais il avait un accent méridional, faisait appel aux passions généreuses, ôtait à tout moment son lorgnon. En l’écoutant, Nathalie ressentait ce trouble où conduit l’éloquence ; une douceur l’envahit et son cœur s’était soulevé, la batiste de son corsage palpitait, comme une herbe au bord d’une fontaine prête à sourdre, comme le plumage d’un pigeon qui va s’envoler. Enfin le président fit un signe, un murmure s’éleva, deux parapluies tombèrent : on allait entendre à nouveau l’accusé. Tout de suite les gestes de colère des assistants le désignèrent ; pourquoi n’avait-il pas dit vrai, fabriqué du diamant, divulgué son invention ? Tous, et jusqu’au plus pauvre, auraient su - c’était certain - en tirer des millions. Même ils les voyaient devant eux, dans la violence du regret où l’on croit posséder ce qu’on pleure. Et beaucoup se livrèrent une fois encore à la douceur des rêves qu’ils avaient formés, quand ils avaient entrevu la fortune, sur la nouvelle de la découverte, avant d’avoir dépisté l’escroc.
Pour les uns, c’était l’abandon de leurs affaires, un hôtel avenue du Bois, de l’influence à l’Académie ; et même un yacht qui les aurait menés l’été dans des pays froids, pas au Pôle pourtant, qui est curieux, mais la nourriture y sent l’huile, le jour de vingt-quatre heures doit être gênant pour dormir, et puis comment se garer des ours blancs ?
À certains, les millions ne suffisaient pas ; tout de suite ils les auraient joués à la Bourse ;et, achetant des valeurs au plus bas cours la veille du jour où elles remonteraient - un ami les l’Académie ; et même un yacht qui les aurait mené l’été dans des pays froids, pas au Pôle pourtant, qui est curieux, mais la nourriture y sent l’huile, le jour de vingt-quatre heures doit être gênant pour dormir, et puis comment se garer des ours blancs ?
A certains, les millions ne suffisaient pas ; tout de suite ils les auraient joués à la Bourse ; et achetant des valeurs au plus bas cours la veille du jour où elles remonteraient - un ami les aurait renseignés - verraient centupler leur capital en quelques heures. Riches alors comme Carnegie, ils se garderaient de donner dans l’utopie humanitaire. (D’ailleurs, à quoi bon ? Un milliard partagé entre tous les Français n’en enrichirait pas un seul, on l’a calculé.) Mais, laissant le luxe aux vaniteux, ils rechercheraient seulement le confort et l’influence, se feraient nommer président de la République, ambassadeur à Constantinople, auraient dans leur chambre un capitonnage de liège qui amortit le bruit des voisins. Ils n’entreraient pas au Jockey-Club, jugeant l’aristocratie à sa valeur. Un titre du Pape les attirait davantage. Peut-être pourrait-on l’avoir sans payer. Mais alors à quoi bon tant de millions ? Bref, ils grossiraient le denier de saint Pierre tout en blâmant l’institution. Que peut bien faire le Pape de cinq millions de dentelles, tant de curés de campagne meurent de faim ?
Mais quelques-uns, en songeant que la richesse aurait pu venir à eux, se sentaient prêts à défaillir ; car ils l’auraient mise aux pieds d’une femme dont ils avaient été dédaignés jusqu’ici, et qui leur aurait enfin livré le secret de son baiser et la douceur de son corps. Ils se voyaient avec elle, à la campagne, jusqu’à la fin de leurs jours, dans une maison tout en bois blanc, sur le bord triste d’un grand fleuve. Ils auraient connu le cri du pétrel, la venue des brouillards, l’oscillation des navires, le développement des nuées, et seraient restés des heures avec son corps sur leurs genoux, à regarder monter la marée et s’entre-choquer les amarres, de leur terrasse, dans un fauteuil d’osier sous une tente rayée de bleu, entre des boules de métal. Et ils finissaient par ne plus voir que deux grappes de fleurs violettes, descendant jusqu’à l’eau rapide qu’elles touchent presque, dans la lumière crue d’un après-midi sans soleil, le long d’un mur rougeâtre qui s’effritait. À ceux-là, l’excès de leur détresse ôtait la force de maudire l’accusé ; mais tous le détestaient, jugeant qu’il les avait frustrés de la débauche, des honneurs, de la célébrité, du génie ; parfois de chimères plus indéfinissables, de ce que chacun recélait de profond et de doux, depuis son enfance, dans la niaiserie particulière de son rêve.

*****************************************************************************************

Les pastiches de Proust analysés par Michel Schneider : cliquez ici

********************************************************************************

Les pastiches de Paul Reboux

********************************************************************************

Chateaubriand pastiché par Paul Reboux

TROULALA
Quand le vaisseau sur lequel j'avais réfugié mon aventureuse destinée parvint en vue du Nouveau-Monde, un orage comme on n'en voit qu'en ces contrées sembla nous condamner à notre perte. Tantôt la mer boursouflait ses flots comme des collines, tantôt des torrents d'eau s'écoulaient contre les flancs de la frégate, avec tant de force que nous recommandions sans cesse notre âme à Dieu. Les mugissements de l'abîme répondaient aux roulements de la foudre, et d'impétueux éclairs illuminaient sans interruption le chaos des éléments déchaînés. Enfin retentit un fracas plus horrible encore; je crus que ma dernière heure était venue, et je perdis le sentiment.
Quand je revins à moi, j'étais couché sur un lit de sensitives. Un arquebousier gigantesque étendait sur mon front ses ramures. Devant moi, la Savane déroulait ses riants tableaux. Ici paissaient des biches ; là se pourchassaient des opossums; plus loin des ocarinas, sortes de rongeurs assez semblables à nos lapins d'Europe, se balançaient aux branches, suspendus par leurs longues queues.
Près de moi se trouvait une jeune femme dont la céleste beauté me fit croire que l'ange du sauvetage se présentait à ma vue.
- 0 vierge, m'écriai-je en versant des larmes de reconnaissance, quel est ton nom?
- Je me nomme Troulala, répondit-elle. Mon père est un cacique renommé qui règne sur la tribu des Zagaragar. Tandis qu'il est allé porter ses offrandes aux Manitous et aux Génies des Roches, il m'a confié le soin de veiller sur tes jours.
Ah! qu'il eût mérité d'être plaint, celui qui ne se fût pas, à ces paroles, prosterné, plein de gratitude, devant les décrets de la divine Providence ! Mes pleurs ruisselaient sur mes joues, tel un flot que les abîmes de la terre essaient en vain de retenir, ou tel le lait nourricier, mais inutile, que le sein de la mère fait jaillir comme une libation sur le tombeau du défunt nouveau-né. Je saisis la main de Troulala et la pressai contre mes lèvres.
0 solitude où tout est silence et repos ! O plaines fortunées du Nouveau-Monde ! 0 riants bocages de chênes-fraisiers et d'arbres à pain d'épice! Que de fois nous vous avons contemplés ensemble, soit que l'astre du jour nous inondât de ses rayons, soit que la lune brillât parmi les nuages, comme un chandelier d'argent que le Seigneur eût tenu sur nos fronts pour protéger nos naissantes amours.
Tout en répandant des larmes heureuses, je narrai à Troulala les variations de mon destin. Je lui fis comprendre l'élévation de mon cœur et la puissance de ma pensée. Je lui parlai de Buonaparte, puis encore de moi. Je lui révélai que j'avais été tour à tour poète et guerrier, proscrit et ambassadeur chamarré d'insignes; que j'avais presque découvert le pôle, et que, rénovateur de l'esprit religieux, je devais régner sur les peuples par tous les chefs-d'oeuvre où se manifeste mon impérissable génie...
Durant bien des jours et bien des nuits, la sensible Troulala ne cessa de verser des larmes en écoutant mes paroles. Parfois son front s'inclinait peu à peu et ses paupières se fermaient comme l'aile des alcyons qui longtemps ont plané sur les flots. Mais donnant alors à ma voix d'irrésistibles inflexions, je réveillais la vierge sommeillante. Plusieurs fois aussi, durant ces quelques jours, elle étendit le bras vers les calebasses en écorce de cacatoès où le vénérable cacique avait préparé pour elle le lait des mustangs et les fruits savoureux du chichikoué. Mais avec quelle vigilance je savais arrêter son geste, pour la réduire aux seules nourritures de l'esprit !
L'excès même d'un tel bonheur causa la perte de la sensible Troulala. Depuis huit jours à peine je la charmais de mes récits, quand apparut sur le livre du destin le terme de cette union si touchante. Un soir, soir cruel, je vis une affreuse pâleur se répandre sur les traits de mon amante, et le froid de la mort l'envahit. Je n'entreprendrai point de narrer mon désespoir. Mes yeux obscurcis par les pleurs ne pouvaient se détacher de la jeune Peau-Rouge en qui j'avais admiré tous les dons de la nature, et qui maintenant, droite et blanche, était semblable aux effigies sculptées sur les tombeaux.
Quand j'eus rendu à la déplorable Troulala les suprêmes devoirs, je quittai ces lieux en versant des pleurs si torrentiels que le fleuve Meschacebé, gonflé comme par les déluges de l'automne, entraîna furieusement vers la mer les cèdres déracinés, les serpents bleus et les crocodiles rouges, hôtes fidèles de ses ondes.
Je gagnai la vallée de Vézinhailepek. Le soleil couchant semblait tendre sur la céleste voûte des draperies de pourpre et d'or. La brise avait cessé. De grands vols d'araucarias s'abattaient en gazouillant sur le faite des mûriers sauvages pour y chercher un refuge contre les ombres de la nuit.
Tandis que je goûtais les délices de la solitude, des hommes sauvages vinrent se prosterner devant moi. Puis leur troupe me conduisit vers une sorte d'oasis formée de hauts lycanthropes. Là, près d'un temple en ruine, vestiges de cultes abolis, se trouvait un rustique autel. Tout autour, des vieillards, des jeunes hommes, des aïeules, des vierges répandaient des torrents de larmes, en élevant les bras vers un oiseau dont le cou lançait des feux comme s'il eût été taillé dans le saphir ou dans l'émeraude, et dont la vaste queue déployée en éventail s'imposait aux regards par une incroyable magnificence. J'appris que les indigènes le nommaient : paon.
Le bruit que j'ai fait dans le monde leur était sans doute parvenu, car dès qu'ils m'aperçurent, tous accoururent à ma ren-contre.
« 0 étranger, me dit le Grand-Chef, les guerriers des quatre tribus du Castor, du Bison, du Rat-Musqué et de la Cabane-Bambou, avertis de ta venue par le Grand-Esprit, ont résolu de t'offrir un incomparable hommage. Le paon va périr sous notre tomahawk, et nous t'en servirons le festin.
Je dus subir ce nouvel honneur. Quand les mœurs des Américains me furent devenues familières, j'appris que, par un tel sacrifice, ces naïves peuplades voulaient faire renaître en moi tous les caractères de l'animal immolé.
Je relate ce trait comme une marque des erreurs où s'égarent les âmes primitives élevées dans l'ignorance de Dieu. Car ne fallait-il pas être aveuglé par la plus incroyable des superstitions pour s'imaginer que pût ressusciter en moi la superbe de ce volatile?

 

******************************************************************************************

Proust pastiché par Paul Reboux

UN MOT A LA RATE...

A Sacha Guitry.
Je me souviens que Swan devait dîner ce soir-là chez les Verdurin, quand, vers six heures, un billet d'Odette de Grécy l'informa qu'elle souhaitait de passer la soirée avec lui, pour qu'ils entendissent ensemble le ténor varsovien Skotchviski dans son interprétation du rôle de Tristan, car, assurait-on, nul autant que ce Polonais n'en avait mieux rendu, selon la tradition wagnérienne, les nuances passionnées. Malgré l’agrément qu'il pouvait espérer d'un tête-à-tête souhaité avec Odette, dont il posait l'excellence a priori, et tenait la suprahumanité pour séra-phique, l'idée de bouleverser ses prévisions n'était pas agréable à Swan, bien que, d'une part, il n'attendît pas grande délectation de cette soirée passée chez les Verdurin où chacun lui était inconnu et où les noms et les visages, en s'ordonnant et en se composant les uns relativement aux autres, en nouant des rapports de plus en plus nombreux, imitent ces œuvres d'art où il n'y a pas une touche qui soit isolée, où chaque partie, tour à tour, reçoit des autres sa raison d'être et leur impose la sienne; et bien que, d'autre part, il n'aurait pas goûté beaucoup de nouveauté à s'entretenir avec le chevalier Soporifico, le docteur Gillett, Mme de Canuleuse, le duc d'Endormantes, Mme de Pataty, qui se flattait de promener son face-à-main d'argent trop ciselé au-dessus de ce trésor dont elle s'enorgueillissait : le manuscrit de la, Fille de Roland, par Henri de Bornier, - en outre, il ne considérait pas comme un spectacle exceptionnel celui de la glace fournie par Poiré et Blanche, et des petits fours rituels de Rebattet.
Il y songeait en se rendant chez les Verdurin, afin de se faire excuser sur quelque devoir de famille, quand il s'aperçut, devant une glace posée à gauche de la devanture d'une boulangerie, que, dans la rainure qui séparait deux de ses dents, s'était nichée, lors du repas, une minuscule parcelle de cerfeuil; ce brin de verdure ressuscita dans sa mémoire les vastes horizons des pacages peints par Ver Meer de Delft, non moins que les solennelles frondaisons d'un Hubert Robert, sans omettre les ramures exquises où Watteau répandit les roses d'un couchant cythéréen ; ces images incomplètes et changeantes se reproduisaient en lui par simples divisions, comme certains organismes inférieurs; elles rayonnaient ainsi qu'une rosace dont le motif central est environné de logettes où s'inscrivent des banderoles courbes ; de cette sensation de verdure fragmentaire essaimaient des évocations de sous-bois et de halliers, car les forêts, tout comme la nature entière, doivent être transplantées en nous avant de nous communiquer les sensations de jardin intérieur auxquelles est due notre intimité psychique; ces souvenirs étaient si intenses, si réellement ressuscités, que Swan se sentit pénétré par l'importune fraîcheur sylvestre et dut relever le col de son pardessus, Pour monter, il prit l'ascenseur, où, dans la cabine obscure, les boutons offraient la perpétuelle énigme de l'entresol aux Oedipes de la mondanité à qui le concierge avait dit que « c'était au deuxième »; car il est malaisé, pour un esprit méditatif, de discerner en quelles conjonctures l'entresol est valable dans la dénomination des étages, d'autant que la règle semble varier avec les immeubles et selon les caprices des architectes; Swan appuya sur un bouton qui s'enfonça avec un bruit mou; il pressa longuement sur une sonnette silencieuse par l'effet de laquelle la cage commença son glissement ascendant parmi un bruit d'eau égouttée; à chaque palier, un choc léger, un frôlement métallique suivi d'un déclic, inspiraient à Swan une passagère mélancolie, car ce bruit, qui marque la désertion d'un étage et qui souvent avait signifié l'abandon du sien quand il attendait une visite, était resté pour lui, bien qu'il n'en souhaitât aucune, un son par lui-même douloureux où résonnait une sentence d'abandon. Le valet de pied des Verdurin reçut Swan avec le sourire, qu'on n'oublie pas après l'avoir vu sur le visage du troisième bourreau qu'a peint Orfila, dans son Martyre de sainte Hurdorée, au Palais Pitti, et qu'on retrouve dans le retable du cloître de San-Culotta et les fresques de Fra-Icando, issues de la fécondation par quelque modèle padouane d'un disciple italo-britannique d'Albert Dürer. Ce serviteur lui témoigna une politesse de commande dont il semblait se servir comme d'une arme pour assener l'information que « Madame et Monsieur étaient sortis, et ne rentreraient que tout à la fin de l'après-midi ». Swan considéra cet homme en se demandant comment un être si clairement étranger à une réalisation artistique pouvait avoir été destiné par le sort à prendre soin des fauteuils du salon garnis de Beauvais, dont les médaillons fleuris offraient les mêmes éléments décoratifs que les dossiers de bois sculptés où ils étaient sertis.
Alors, Swan décida d'écrire un très court billet d'excuse, pour Mme Verdurin, afin de se faire absoudre plus sûrement d'une défection qu'il se reprochait à lui-même; il demanda qu'on lui donnât une plume, de l'encre, du papier; il fut introduit dans un petit salon assez retiré où il se mit aussitôt à faire courir sur les feuilles des lignes penchées, selon la facilité, grâce à laquelle il pouvait écrire comme d'autres respirent, d'un mouvement réflexe et continu. Comme un caoutchouc tendu qu'on lâche, ou comme l'air entre dans une machine pneumatique entr'ouverte, l'inspiration le cinglait, pénétrait en lui, galopait dans le champ du présent et l'enrichissait de possibilités immédiates au point que, par le chimisme même de sa substance cérébrale, il fixait les reflets des moindres bigarrures d'idées qui jouaient dans ses circonvolutions cervicales, car sa pensée était comme amorcée par un siphon, et l'on pouvait se demander quelle intervention en tarirait le flux; chaque mot éveillait en lui des ombres et des lumières, des nuages fugaces, des silhouettes de personnages un jour entrevus, tout un passé qui, perdu pour d'autres, montait des, profondeurs de sa mémoire, lentement pénétré de grâce vivante ; comme ces joujoux qui, présentés sous forme de fragments menus et secs, et qui, dès qu'ils sont posés sur la surface de l'eau, se colorent et s'épanouissent, ainsi les feuilles déjà nombreuses qu'il avait couvertes de son écriture présentaient nombre de ces addenda que les écrivains, dans leur parler professionnel, nomment des « ballons », sortes de paragraphes enclos en un paraphe marginal accroché au point du texte que cette addition doit enrichir. Vers neuf heures du soir, Mme Verdurin s'enquit de ce que faisait Swan. Comme le domestique avait répondu : « Ce monsieur écrit toujours », elle avait ordonné qu'on lui portât discrètement une nouvelle provision de papier et un plateau chargé d'un repas froid. Le lendemain, à midi, Swan n'avait pas encore achevé sa lettre. Mme Verdurin, malgré ses airs évaporés de perroquet qui aurait mangé son échaudé trempé dans du frontignan, était l'indulgence même. Elle prescrivit que de nouveau, et pareillement, le soir, une copieuse collation fût servie à Swan. Désormais, cette sollicitude, de même que celle qui s'étendait à la fourniture du papier, permirent à l'écrivain de ne plus être contraint par des contingences misérables à juguler son inspiration. Peu à peu, les hôtes du salon Verdurin s'accoutumèrent à cette présence durable et constante. « C'est ce que j'ai vu de plus fort depuis les tables tournantes ! » avait affirmé Mme de Pataty, au début.
Maintenant, l'habitude s'était mise en pantoufles dans les âmes rassises, tandis que Swan écrivait toujours, car la moindre variation atmosphérique suffisait à provoquer un changement de ton dans sa sensibilité, à en modifier l'alternance; souvent un trait égaré des éléments dissociés interrompait le rêve qu'il aurait pu faire en plaçant, plus tôt ou plus tard qu'à son tour, tel feuillet détaché et interpolé de la correspondance amicale; mais de ces phénomènes naturels, son confort et sa santé ne pouvaient tirer qu'un trouble accidentel assez mince, jusqu'au jour où l'exercice s'emparât d'eux et, permettant leur réalisation plus fréquente et mieux rythmée, remit dans les mains de Swan la possibilité de leur apparition soustraite à la tutelle et dispensée de l'agrément du hasard.

P.-S. -- Pour assister au moment où Swan achève sa lettre, lire le roman suivant: A L'OMBRE DU FRUIT DES JEUNES GENS, chapitre DOUZE ANS APRES.

 

******************************************************************************************

Victor Hugo pastiché par Paul Reboux

COLOS-LE-NAIN

A Paul Boncour

Parvulus monumentum diligit.

En septembre de cette année 1625, comme tous les ans lors de la Saint-Cinnatus, les tentes, baraques et tréteaux d'une fête paroissiale gar¬nissaient le lieu dit : Pré-Cécitron. Ce pré forme, au cœur du Nanterrois, entre Le Pecq et Issy-les-Moulineaux, c'est-à-dire les petits moulins, une sorte de cap fluvial. Le cours de la Pissette l'enveloppe. Ce jour-là, les flots rapides de la rivière reflétaient les étalages, des bateleurs, baladins, escamoteurs, grimaciers, avaleurs de sabres, bestiaires, équilibristes, joueurs de mandore, guimbardes, rebutes, manicordions, théorbes, rebecs, macamons, chalumelles, cornets d'Allemagne, flajos, fistules, rhébèbes, et autres instruments. Des maltôtiers, des porte-chaise, des cochers de coche de rivière, des ruffians, des filles, des manants, des céladons en quête de cottes à trousser, des volapuques en quête de bourses à couper, piétinaient le sol spongieux de ce pré Cécitron. Disons-le tout de suite. Son nom est mentionné déjà en 539 par Venetz dans son Galliae Boedekarius, en 1329 par le pape Savon III dans sa bulle de Pipentère, en 1458 par le père Lachouette dans sa magistrale Étude sur l’acclimatation des zèbres parmi les pacages crétacés de l'Angoumois. Le Pré-Cécitron est rafraîchissant, sinon par lui-même, du moins par ce qu'il produit. Il y pousse de la tournillette, herbe qui rend diabétique quand on l'arrache de la main gauche et qui guérit les écrouelles quand on l'arrache de la main droite. On y trouve aussi de la coudre-moissine, de la bourdaine blanche, de l'apelle-paille. Julius orthographie ce nom Pré-Sessitron et Zoloitzemild : Pré-Ceussytron. C'est 1a tradition donnée plus haut qui a prévalu.
Une des plus pauvres tentes des bateleurs était remarquable par une toiture plus élevée que les autres. C'était là que Mignonnette s'exhibait, une jeune géante qui mesurait douze pieds, comme un alexandrin, mais en hauteur.
Une géante enfant. A cette idée, l'esprit rêve. Une cathédrale peut-elle avoir été miniature? Un cuirassé commence-t-il joujou ? Une souris a-t-elle accouché du Mont Blanc ? Dès sa naissance, Mignonnette avait rendu ses parents songeurs. A un an, elle était haute comme une horloge paysanne à balancier, moitié pendule, moitié armoire. A deux ans, elle était haute comme une charrette chargée de foin ; à trois ans, elle écornait la voussure des portes ; à dix ans, elle disait « camarades » aux chênes ; à quinze ans, elle disait : « petit » au clocher.
Cette immensité était belle. Elle était bonne. En service ? Non pas. L'esclavage déprime. Mignonnette était bonne, non par la profession, mais par le cœur. Le difforme, c'est le côté du sublime qui est caché aux regards. Polyphème est hideux, mais vénérable. Léviathan dans l'océan, Béhermoth dans la forêt, Typhon dans le cloaque, Titan sur sa montagne, participent au ciel à force de l'emplir. Dans les hauteurs où palpitent leurs cerveaux, semblables aux hau¬teurs où plane le corbeau blanc des neiges, la laideur suffoque, le fiel de la perfidie se fige Avant d'arriver là, les mesquineries, dont l'haleine est courte, s'époumonent ; la méchanceté, claquant des dents, relève son col et dit « Redescendons. »
Cette Alpe soupirait. La Sierra Névada hausse parfois les épaules. D'où les avalanches. Quand Mignonnette soupirait, c'était alors comme si les jardins de Sémiramis eussent été suspendus un peu plus haut. Quand elle respirait avec émoi, on voyait le vol des aigles devenir oblique. Quand elle levait ses grands yeux, d'en bas l'on apercevait deux lacs que n'avaient signalé ni Paraphasios dans son Panopticum mundi, ni Hippocampe dans son Atlas en quarante-huit volumes, ni Equator, celui qui aperçut pour la première fois, en 1597, la barre coupant les deux hémisphères, et lui donna son nom.
Pourquoi Mignonnette soupirait-elle? Parce que, qui que nous soyons, il est un jour où une main sort du nuage et nous tend un verre de tendresse à boire. Le loup est consolé par le hurlement, le mouton par la laine, la forêt par la fauvette, la femme par l'amour. Mignonnette aimait.
Sous la tente voisine, s'exhibait devant les chalands un être difforme, poilu comme un chien tourne-broche, verruqueux, gauchi, gibbeux, près de qui Pygmée eût fait figure de Goliath et Tom Pouce de Teutobocchus. Il était nain. Il s'appelait Colos.
Tout enfant, Colos avait été enfermé dans un petit pétrin. Qu'on s'imagine une orthopédie à l'envers. Il devenait perfection, on l'avait ramené à l'ébauche. Comprimé par les flancs du bois, il avait grandi. Le mot est, impropre. Il avait duré. Cette croissance, qui marquait le pas dans un coffre, cercueil de mort vivant, s'était prolongée pendant quinze années. Durant toute sa jeunesse, l'infortuné Colos n'avait pas été tiré du pétrin. Puis on avait brisé les planches. Il était alors apparu si lamentablement hideux que, sur toute l'étendue de la province, on avait -dû, ce jour-là, transvaser promptement le lait dans les réceptacles carrés pour l'empêcher de tourner.
Dieu détruit. Mais Dieu répare. Au front de tout homme, il a écrit de son doigt trempé dans l'infini, le mot : espérance. Colos, parmi les ténèbres, se lamentait. Cependant, du haut de son escarpement de rayons, Mignonnette s'était penchée vers lui. Son char attelé de tourterelles, elle l'avait arrêté au-dessus de cet histrion. Vertige ! Mystérieuse correspondance du gouffre d'en bas avec le gouffre céleste ! Rétablissement de l'ordre, par le maximum de l'invraisemblable. Désordre harmonieux. Quelle- balance, y, a-t-il donc dans le cœur de la femme ?
Entre Colos et Mignonnette, une idylle se développa. Ils s'aimaient.
Les mystérieux calculs de la Providence aboutissent à une équation.
Un, qui est nain, plus neuf, qui est géant, égalent dix.
De même que cinq plus cinq.
Les deux égaux manquaient. Qu'importe au total ? Seul, dix compte.
Pour former ce total dix, Colos était un, mais Mignonnette était neuf, ou neuve, pour parler selon les cuistres et les grammairiens.
Cette nuit-là, une servante souleva la, portière de tapisserie tendue devant le réduit où dormait Colos.
- Qui va là? Qu'apportez-vous?
- Nous le saurez.
- Qui cherchez-vous?
- Mystère !
- De la part de qui?
- Chut!...
- J'ai compris. Donnez.
Il saisit le billet de Mignonnette, et voici qu'il lut :
« Tu es mon grand. Je suis ta petite. Je t'aime. Viens. »
Conjonction de l'infiniment petit et de l'énorme ! Ce même soir, les deux amants se préparaient à fuir ensemble. Mais au moment où, dans les rayons d'argent de la lune qui baignaient le champ de foire endormi, ils allaient décrocher cette clef des champs qui pend à la ceinture de la liberté, quelqu'un surgit, se mit en travers, et dit : « Halte-là ! »
Qui était-ce?
Satan?
Pis.


II
Maître Requin.

Imaginez une collaboration entre l'ébène et le cirage, un ménage entre la poix et le goudron, une fécondation du ramoneur par le corbeau, et vous n'obtiendrez que des pétales de lys, auprès de cette noirceur l'âme de maître Requin.
Quelle était la fonction de cet homme? Il était le tuteur de Mignonnette. Il régnait sur cette enfant. Il l'exhibait et tirait bénéfice de ses charmes énormes. L'exploitation de la Jungfrau par Robert Macaire.
Maître Requin entretenait-il d'obscures ambitions ? C'est probable. Ces tortueux desseins s'ajoutaient à sa rage de se voir dépossédé. Les serpents de Némésis sifflaient. Les oiseaux de malheur, annonçant des recettes nulles dans une baraque sans phénomène, criaillaient. Et la conscience de Maître Requin battait la mesure, puisqu'il s'agissait de mauvaises pensées. A l'entendre, on eût dit : « C'est un loup. » A le voir, on eût dit : « C'est un possédé. » A flairer son essoufflement fiévreux d'homme jaloux, on eût dit : « Les abattoirs sentent. Le vent va changer. » A le voir dressé, cette nuit-là, fantôme d'ombre dont les pans de manteau s'écartaient comme les ailes d'un gyroscope, on eût dit : « Nous sommes perdus. »
Ce fut la première pensée de Mignonnette et de Colos.
Ils eurent une autre pensée : vaincre.
Mignonnette se baissa, ramassa Colos, l'éleva jusqu'à elle. Ils échangèrent un regard. Puis elle déposa doucement son fiancé sur la terre. A cette vue, la face de maître Requin fut tordue par un rictus méphistophélique. Il y a des rires qui sentent le soufre, comme il y a des sourires qui semblent une corde à noeuds lancée par le ciel. Maître Requin dit à ces enfants :
- Partez donc tous les deux ! Peu m'importe ! Les édits sont pour moi ! Mignonnette est mon bien ! La loi des Tabulaires, en vigueur depuis Jean-le-Demeuré, précise que la fille mineure doit obéissance à son tuteur usque ad nuptias. L'évêque seul, dans la province, a droit de célébrer un mariage, à l'insu du protecteur légal. Or, demain est Vendredi-Saint. Et Monseigneur a d'autres soucis en tête. Partez. Je vous suis. Où que vous alliez, j'irai. Et je me dresserai devant vous chaque fois que vous vous croirez enfin seuls.
Alors, Colos, d'un signe, fit comprendre à Mignonnette qu'il voulait lui dire à l'oreille une confidence. Elle le prit affectueusement par la peau du dos et l'approcha de son visage.
Colos murmura avec simplicité :
- Cet homme est un tigre. Rivalisons de souplesse. Il a des crocs. Nous aurons des fleurs d'oranger. Parfum contre mâchoire. Tentons le duel.
A ce moment, un nuage, peut-être envoyé par Dieu, masqua la clarté de la lune. Quand il fut passé, maître Requin poussa un rugissement. Mignonnette et Colos avaient disparu.

******************************************************************************************

 

******************************************************************************************

Christine Angot pastichée par Frédéric Beigbeder, Quitter Lavil (2000)

Il tape sur des bambous et c’est numéro un. Sur Radio Jamaïque, il a des copains. Je sais de quoi il parle Philippe Lavil. Aujourd’hui jeudi 5 octobre 2000, je suis numéro un de la liste de L’Express depuis quatre semaines. Je tape sur des bambous et c’est numéro un. Je souffre. Number one. Il faut quitter Lavil. Faire Pomme Q avec le succès. Le succès est une prison. Ne pas devenir comme les autres, un Philippe Lavil de la littérature. Trois petits tours et puis s’en vont. Delator m’appelle tous les matins. Delator tape sur des bambous et t’es numéro un. J’ai écrit un livre qui coûte 99 francs. On en sort dix mille par jour, parfois c’est plus (mardi 14 000), parfois c’est moins (aujourd’hui 6 000). C’est un acte, ce n’est pas un jeu. Les gens me bouffent. J’ai sorti le produit de la rentrée. Les gens le trouvent beau, drôle, inquiétant. Je suis beau, drôle, inquiétant. Génial. Je suis une pute à 99 francs. Il n’y a pas que sur Radio Jamaïque que j’ai des copains à 99 francs. Je suis génial et je suis pute. Faire pomme Q avec la pute. Les autres auteurs sont des merdes à côté de moi. Petits nains autour de Blanche-Neige. C’est moi Blanche-Neige. Je vends mon Q pour 99 balles à des nabots. Et c’est numero uno. Tous les journaux, toutes les télés ont parlé de moi. On va me traduire dans tous les pays. On va en faire un film. Au cinéma. Avec de la pellicule. Projetée sur grand écran. Avec mon nom en énorme. Génial je suis. Je suis sur toutes les listes des prix. Un génie du bambou, comme Lavil. Quitter Lavil. Fuir comme Marie-José Pérec, c’est une championne, elle sait ce qu’elle fait, elle a raison, forcément raison. Elle court avec ses pieds. Blanche-Neige est une putain à 99 balles qui se fait un gang-bang de nains. Ils vont le publier dans Lire, que Pierre Assouline est un verrat comme Sorin, un sale poilu du visage comme Laclave ? Oui, parce que je suis beau, riche, jeune donc tout ce que je touche est de l’Art. Je ne suis pas prêt à écrire des phrases qui ne seraient pas du tout diffamatoires. Fabrice Gaignault ressemble à un navet mou. Il descend Besson pour défendre Christine Orban. Gérard Collard est le nain Simplet. Ils sont discrédités. Les pages littéraires de Elle sont la risée de tout Paris. Ceux qui n’aiment pas ce que je fais ont tort et Jean-Paul Enthoven ira leur casser la gueule. Enthoven, Nora et Carcasse ne tapent pas seulement sur des bambous. On est ici chez nous. Et c’est numéro un. Et. C’est. Numéro. Un. J’allume ma télé et je vois Claire Chazal que j’ai flinguée dans Voici et sur Paris Première. Soudain elle m’excite. Vous croyez que je suis en train de péter les plombs ? Je tape sur Claire Chazal et ça me file le bambou. Il faut absolument que je loue un théâtre pour lire ma merde de témoignage à tous ces gogos. Je veux qu’on me plaigne. Je veux qu’on me comprenne. Je suis un écrivain : je suis un écrit vain. Pomme Q.

 

****************************************************************************************

Henri Michaux pastiché par Luc Blanvillain*

(*Luc Blanvillain est l’auteur d’Olaf chez les Langre et de Crimes et Jeans slim, deux romans très remarqués, publiés aux Editions Quespire.)

Chez les Boridornes.

Les Boridornes aiment gagner.
Les anime une envie de victoires, un goût du gain. S’ils jouent, c’est qu’on ne sait pas gagner sans jouer. Ils concourent, ils conquièrent. Moi ! Moi ! Laissez courir les Boridornes en cohue vers le sommet, la ligne d’arrivée, le continent nouveau, la galaxie qui se devine au fond du télescope.
Ils raflent les corbeilles de fruits, les volailles offertes au champion, le baiser des femmes. Nul Boridorne sans laurier, sans froissement de palme, sans le lourd carillon de l’or à sa poitrine ou autour de son cou.
Les villes Boridornes sont encombrées d’arcs de triomphe, ce sont des fatras de podiums, de colonnes, des embarras de chars, des concours de cortèges, des compétitions d’apothéoses.
Sitôt décroché, le trophée perd son charme et les Boridornes le vendent.
C’est à qui vendra le mieux, le plus cher, le plus vite, partout poussent des foires aux proies, des marchés aux butins. Tout y passe, médailles, décorations, têtes de bêtes et d’ennemis, dégouttant encore, esclaves, villages conquis, rivaux vaincus, passions extirpées. Certains Boridornes, ayant triomphé d’eux-mêmes, vendent leurs âmes aux démons les plus offrants.
Malheur aux Boridornes dénaturés que n’habite pas le génie du succès. Malheur à qui prétend se contenter d’une province tranquille, conquise au prix de combats modérément sanglants. Malheur, malheur, si tu n’as pas bradé ton père et tes enfants pour gagner une progéniture plus honorable et t’offrir de meilleurs ancêtres, malheur à qui se contente de soi.
Le modeste est aussitôt capturé, hué, travesti en porc et poussé par les rues jusqu’à la roche-aux-défaites où l’attendent ses pareils. Il y vit d’épluchures.
Et s’efface.
Et s’effacent aussi son nom, son ombre, et l’idée qu’on peut perdre.
Naturellement, les Boridornes répugnent à parler d’eux-mêmes. Accueilli fort courtoisement par l’un d’eux, dans le petit salon de son meilleur palais, je n’en pus tirer que des considérations évasives sur la marche de l’univers, et, concernant le ciel, quelques observations prudentes. Il me montra sa fille pour me faire vérifier qu’elle était bien trop maigre. Palpez, insistait-il, palpez-la mieux !
Toute la nuit, nous jouâmes aux dés, éventés par des vieillards fourbus agitant pour nous des feuilles de kapokier.
D’une incomparable urbanité, mon hôte ne perdit son sang-froid qu’une fois. Ce fut à l’occasion d’une remarque qui m’échappa, quand une main coupée traversa la fenêtre pour atterrir pesamment sur notre table.
Taisez-vous ! siffla-t-il d’une voix effrayante, et ses paupières grinçaient presque, tant il plissait les yeux de dégoût, taisez-vous, ce n’est rien ! Cela n’a pas eu lieu !
Et, saisissant le répugnant objet, il le jeta aux domestiques ravis de l’aubaine. J’entendis bientôt monter des cuisines les crépitements joyeux de la friture, avec l’incomparable effluve de la chair humaine un peu trop cuite.
Les bains de vapeur me firent heureusement oublier cette mésaventure. J’ignore combien de temps je passai, presque nu, couché sous les doigts affairés des masseuses, l’œil flottant dans les moirures qu’une grosse machine silencieuse projetait sur les murs du hammam.
Aussi bien, je compris vite que j’avais déplu, car je ne revis jamais mon hôte, qui me fit passer par son majordome un viatique ordinaire, accompagné d’un billet d’une politesse glaciale. Avant de refermer la porte, le groom pinça méchamment ma nuque.
Mais mon séjour chez les Boridornes fut riche d’enseignements.
Je sais qu’ils centuplent les dividendes, ramassent la mise et la remettent en jeu, poussent l’avantage, achètent l’argent, enchérissent.
Le vieux monde sera bientôt trop étroit pour eux. La spéculation se porte sur les lointains, sur ailleurs, sur demain.
Epuisé, le vieux monde croule sous leurs coups de maîtres.
Mais les Boridornes ont prévu la fin du vieux monde, et calculent ce que pourra rapporter la vente des ruines glorieuses. Tant d’empires émiettés flottent déjà dans la poussière des rayons d’or.
Les Boridornes anticipent.
Escomptent.
Et hypothèquent
Et négocient l’apocalypse.

 

 

accueil | les livres | l'auteurcuriosités |  le travail | contact

I-MEDIA SUD INFORMATIQUE - LODEVE - 2010 © Tous droits réservés. Christine Brusson
Pour bénéficier d'une vision optimale de ce site, vous devez avoir installé auparavant le plugin Flash Player, et utiliser un navigateur récent (Internet Explorer, Firefox ou Safari) et compatible Javascript.
Ce site a été conçu pour une utilisation optimale sous Internet Explorer en 1024 X 768.