Les pastiches
de Proust
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Gustave Flaubert (1821-1880)
pastiché par Marcel Proust dans Pastiches et
mélanges (1919)
MONDANITÉ ET MÉLOMANIE
DE BOUVARD ET PÉCUCHET
I
MONDANITÉ
« Maintenant que nous avons une situation, dit Bouvard,
pourquoi ne mènerions-nous pas la vie du monde
? » C'était assez l'avis de Pécuchet,
mais il fallait pouvoir y briller et pour cela étudier
les sujets qu'on y traite.
La littérature contemporaine est de première
importance.
Ils s'abonnèrent aux diverses revues qui la répandent,
les lisaient à haute voix, s'efforçaient
à écrire des critiques, recherchant surtout
l'aisance et la légèreté du style,
en considération du but qu'ils se proposaient.
Bouvard objecta que le style de la critique, écrite
même en badinant, ne convient pas dans le monde.
Et ils instituèrent des conversations sur ce qu'ils
avaient lu, dans la manière des gens du monde.
Bouvard s'accoudait à la cheminée, taquinait
avec précaution, pour ne pas les salir, des gants
clairs sortis tout exprès, appelant Pécuchet
«Madame» ou «Général»,
pour compléter l'illusion.
Mais souvent ils en restaient là; ou l'un d'eux
s'emballant sur un auteur, l'autre essayait en vain de
l'arrêter. Au reste, ils dénigraient tout.
Leconte de Lisle était trop impassible, Verlaine
trop sensitif. Ils rêvaient, sans le rencontrer,
d'un juste milieu.
« Pourquoi Loti rend-il toujours le même son
?
- Ses romans sont tous écrits sur la même
note.
- Sa lyre n'a qu'une corde, concluait Bouvard.
- Mais André Laurie n'est pas plus satisfaisant,
car il nous promène chaque année ailleurs
et confond la littérature avec la géographie.
Son style seul vaut quelque chose. Quant à Henri
de Régnier, c'est un fumiste ou un fou, nulle autre
alternative.
-Tire-toi de là, mon bonhomme, disait Bouvard,
et tu fais sortir la littérature contemporaine
d'une rude impasse.
- Pourquoi les forcer ? disait Pécuchet en roi
débonnaire; ils ont peut-être du sang, ces
poulains-là. Laissons-leur la bride sur le cou:
la seule crainte, c'est qu'ainsi emballés, ils
ne dépassent le but; mais l'extravagance même
est la preuve d'une nature riche.
- Pendant ce temps, les barrières seront brisées,
criait Pécuchet; - et, remplissant de ses dénégations
la chambre solitaire, il s'échauffait:
« Du reste, dites tant que vous voudrez que ces
lignes inégales sont des vers, je me refuse à
y voir autre chose que de la prose, et sans signification,
encore !»
Mallarmé n'a pas plus de talent, mais c'est un
brillant causeur. Quel malheur qu'un homme aussi doué
devienne fou chaque fois qu'il prend la plume. Singulière
maladie et qui leur paraissait inexplicable. Maeterlinck
effraye, mais par des moyens matériels et indignes
du théâtre; l'art émeut à la
façon d'un crime, c'est horrible ! D'ailleurs,
sa syntaxe est misérable.
Ils en firent spirituellement la critique en parodiant
dans la forme d'une conjugaison son dialogue: «J'ai
dit que la femme était entrée. - Tu as dit
que la femme était entrée. - Vous avez dit
que la femme était entrée. - Pourquoi a-t-on
dit que la femme était entrée ? »
Pécuchet voulait envoyer ce petit morceau à
la Revue des Deux Mondes, mais il était plus avisé,
selon Bouvard, de le réserver pour le débiter
dans un salon à la mode. Ils seraient classés
du premier coup selon leur mérite. Ils pourraient
très bien le donner plus tard à une revue.
Et les premiers confidents de ce trait d'esprit, le lisant
ensuite, seraient flattés rétrospectivement
d'en avoir eu la primeur.
Lemaitre, malgré tout son esprit, leur semblait
inconséquent, irrévérencieux, tantôt
pédant et tantôt bourgeois; il exécutait
trop souvent la palinodie.
Son style surtout était lâché, mais
la difficulté d'improviser à dates fixes
et si rapprochées doit l'absoudre. Quant à
France, il écrit bien, mais pense mal, au contraire
de Bourget, qui est profond, mais possède une forme
affligeante. La rareté d'un talent complet les
désolait.
Cela ne doit pourtant pas être bien difficile, songeait
Bouvard, d'exprimer ses idées clairement. Mais
la clarté ne suffit pas, il faut la grâce
(unie à la force), la vivacité, l'élévation,
la logique. Bouvard ajoutait l'ironie. Selon Pécuchet,
elle n'est pas indispensable, fatigue souvent et déroute
sans profit pour le lecteur. Bref, tout le monde écrit
mal. Il fallait, selon Bouvard, en accuser la recherche
excessive de l'originalité ; selon Pécuchet,
la décadence des mœurs.
« Ayons le courage de cacher nos conclusions dans
le monde, dit Bouvard ; nous passerions pour des détracteurs,
et, effrayant chacun, nous déplairions à
tout le monde. Rassurons au lieu d'inquiéter. Notre
originalité nous nuira déjà assez.
Même tâchons de la dissimuler. On peut ne
pas y parler littérature. »
Mais d'autres choses y sont importantes.
Comment faut-il saluer ? Avec tout le corps ou de la tête
seulement, lentement ou vite, comme on est placé
ou en réunissant les talons, en s'approchant ou
de sa place, en rentrant le bas du dos ou en le transformant
en pivot ? Les mains doivent-elles tomber le long du corps,
garder le chapeau, être gantées ? La figure
doit-elle rester sérieuse ou sourire pendant la
durée du salut ? Mais comment reprendre immédiatement
sa gravité le salut fini ? Présenter aussi
est difficile.
Par le nom de qui faut-il commencer ? Faut-il désigner
de la main la personne qu'on nomme, ou d'un signe de tête,
ou garder l'immobilité avec un air indifférent
? Faut-il saluer de la même manière un vieillard
et un jeune homme, un serrurier et un prince, un acteur
et un académicien ? L'affirmative satisfaisait
aux idées égalitaires de Pécuchet,
mais choquait le bon sens de Bouvard.
Comment donner son titre à chacun ? On dit monsieur
à un baron, à un vicomte, à un comte
; mais «bonjour, Monsieur le Marquis», leur
semblait plat, et «bonjour, Marquis », trop
cavalier, étant donné leur âge. Ils
se résigneraient à dire « Prince »
et « monsieur le duc » bien que ce dernier
usage leur parût révoltant. Quand ils arrivaient
aux Altesses, ils se troublaient; Bouvard, flatté
de ses relations futures, imaginait mille phrases où
cette appellation apparaissait sous toutes ses formes;
il l'accompagnait d'un petit sourire rougissant, en inclinant
un peu la tête, et en sautillant sur ses jambes.
Mais Pécuchet déclarait qu'il s'y perdrait,
s'embrouillerait toujours, ou éclaterait de rire
au nez du prince. Bref, pour moins de gène, ils
n'iraient pas dans le faubourg Saint-Germain. Mais il
entre partout, de loin seulement semble un tout compact
et isolé !... D'ailleurs, on respecte encore plus
les titres dans la haute Banque, et quant à ceux
des rastaquouères, ils sont innombrables.
Mais, selon Pécuchet, on devait être intransigeant
avec les faux nobles et affecter de ne point leur donner
de particules même sur les enveloppes des lettres
ou en parlant à leurs domestiques. Bouvard, plus
sceptique, n'y voyait qu'une ironie plus récente,
mais aussi respectable que celle des anciens seigneurs.
D'ailleurs, la noblesse, d'après eux, n'existait
plus depuis qu'elle avait perdu ses privilèges.
Elle est cléricale, arriérée, ne
lit pas, ne fait rien, s'amuse autant que la bourgeoisie
; ils trouvaient absurde de la respecter. Sa fréquentation
seule était possible, parce qu'elle n'excluait
pas le mépris. Bouvard déclara que pour
savoir où ils fréquenteraient, vers quelles
banlieues ils se hasarderaient une fois l'an, où
seraient leurs habitudes, leurs vices, il fallait d'abord
dresser un plan exact de la société parisienne.
Elle comprenait, suivant lui, le faubourg Saint-Germain,
la finance, les rastaquouères, la société
protestante, le monde des arts et des théâtres,
le monde officiel et savant. Le Faubourg, à l'avis
de Pécuchet, cachait sous des dehors rigides le
libertinage de l'Ancien Régime. Tout noble a des
maîtresses, une sœur religieuse, conspire avec
le clergé. Ils sont braves, s'endettent, ruinent
et flagellent les usuriers, sont inévitablement
les champions de l'honneur. Ils règnent par l'élégance,
inventent des modes extravagantes, sont des fils exemplaires,
affectueux avec le peuple et durs aux banquiers. Toujours
l'épée à la main ou une femme en
croupe, ils rêvent au retour de la monarchie, sont
terriblement oisifs, mais pas fiers avec les bonnes gens,
faisant fuir les traîtres et insultant les poltrons,
méritent par un certain air chevaleresque notre
inébranlable sympathie.
Au contraire, la finance considérable et renfrognée
inspire le respect mais l'aversion. Le financier est soucieux
dans le bal le plus fou. Un de ses innombrables commis
vient toujours lui donner les dernières nouvelles
de la Bourse, même à quatre heures du matin
; il cache à sa femme ses coups les plus heureux,
ses pires désastres. On ne sait jamais si c'est
un potentat ou un escroc ; il est tour à tour l'un
et l'autre sans prévenir, et, malgré son
immense fortune, déloge impitoyablement le petit
locataire en retard sans lui faire l'avance d'un terme,
à moins qu'il ne veuille en faire un espion ou
coucher avec sa fille. D'ailleurs, il est toujours en
voiture, s’habille sans grâce, porte habituellement
un lorgnon.
Ils ne se sentaient pas un plus vif amour de la société
protestante ; elle est froide, guindée, ne donne
qu'à ses pauvres, se compose exclusivement de pasteurs.
Le temple ressemble trop à la maison, et la maison
est triste comme le temple. On y a toujours un pasteur
à déjeuner; les domestiques font des remontrances
aux maîtres en citant des versets de la Bible ;
ils redoutent trop la gaieté pour ne rien avoir
à cacher et font sentir dans la conversation avec
les catholiques une rancune perpétuelle de la révocation
de l'édit de Nantes et de la Saint-Barthélémy.
Le monde des arts, aussi homogène, est bien différent;
tout artiste est farceur, brouillé avec sa famille,
ne porte jamais de chapeau haute forme, parle une langue
spéciale. Leur vie se passe à jouer des
tours aux huissiers qui viennent pour les saisir et à
trouver des déguisements grotesques pour des bals
masqués. Néanmoins, ils produisent constamment
des chefs-d'œuvre, et chez la plupart l'abus du vin
et des femmes est la condition même de l'inspiration,
sinon du génie ; ils dorment le jour, se promènent
la nuit, travaillent on ne sait quand, et la tête
toujours en arrière, laissant flotter au vent une
cravate molle, roulent perpétuellement des cigarettes.
Le monde des théâtres est à peine
distinct de ce dernier ; on n'y pratique à aucun
degré la vie de famille, on y est fantasque et
inépuisablement généreux. Les artistes,
quoique vaniteux et jaloux, rendent sans cesse service
à leurs camarades, applaudissent à leurs
succès, adoptent les enfants des actrices poitrinaires
ou malheureuses, sont précieux dans le monde, bien
que, n'ayant pas reçu d'instruction, ils soient
souvent dévots et toujours superstitieux. Ceux
des théâtres subventionnés sont à
part, entièrement dignes de notre admiration, mériteraient
d'être placés à table avant un général
ou un prince, ont dans l'âme les sentiments exprimés
dans les chefs-d'œuvre qu'ils représentent
sur nos grandes scènes.
Leur mémoire est prodigieuse et leur tenue parfaite.
Quant aux juifs, Bouvard et Pécuchet, sans les
proscrire (car il faut être libéral), avouaient
détester se trouver avec eux ; ils avaient tous
vendu des lorgnettes en Allemagne dans leur jeune âge,
gardaient exactement à Paris - et avec une piété
à laquelle en gens impartiaux ils rendaient d'ailleurs
justice - des pratiques spéciales, un vocabulaire
inintelligible, des bouchers de leur race.
Tous ont le nez crochu, l'intelligence exceptionnelle,
l'âme vile et seulement tournée vers l'intérêt
; leurs femmes, au contraire, sont belles, un peu molles,
mais capables des plus grands sentiments. Combien de catholiques
devraient les imiter ! Mais pourquoi leur fortune était-elle
toujours incalculable et cachée ? D'ailleurs, ils
formaient une sorte de vaste société secrète,
comme les jésuites et la franc-maçonnerie.
Ils avaient, on ne savait où, des trésors
inépuisables, au service d'ennemis vagues, dans
un but épouvantable et mystérieux.
II
MÉLOMANIE
Déjà dégoûtés de la
bicyclette et de la peinture, Bouvard et Pécuchet
se mirent sérieusement à la musique.
Mais tandis qu'éternellement ami de la tradition
et de l'ordre, Pécuchet laissait sabler en lui
le dernier partisan des chansons grivoises et du Domino
noir, révolutionnaire s'il en fut, Bouvard, faut-il
le dire, «se montra résolument wagnérien».
A vrai dire, il ne connaissait pas une partition du «braillard
de Berlin» (comme le dénommait cruellement
Pécuchet, toujours patriote et mal informé),
car on ne peut les entendre en France, où le Conservatoire
crève dans la routine, entre Dolonne qui bafouille
et Lamoureux qui épelle, ni à Munich, où
la tradition ne s'est pas conservée, ni à
Bayreuth que les snobs ont insupportablement infecté.
C'est un non-sens que de les essayer au piano : l'illusion
de la scène est nécessaire, ainsi que l'enfouissement
de l'orchestre, et, dans la salle, l'obscurité.
Pourtant, prêt à foudroyer les visiteurs,
le prélude de Parsifal était perpétuellement
ouvert sur le pupitre de son piano, entre les photographies
du porte-plume de César Franck et du Printemps
de Botticelli.
De la partition de la Walkyrie, soigneusement le «Chant
du Printemps» avait été arraché.
Dans la table des opéras de Wagner, à la
première page, Lohengrin, Tannhauser avaient été
biffés, d'un trait indigné, au crayon rouge.
Rienzi seul subsistait des premiers opéras.
Le renier est devenu banal, l'heure est venue, flairait
subtilement Bouvard, d'inaugurer l'opinion contraire.
Gounod le faisait rire, et Verdi crier. Moindre assurément
qu’Erik Satie, qui peut aller là contre ?
Beethoven, pourtant, lui semblait considérable
à la façon d'un Messie. Bouvard lui-même
pouvait, sans s'humilier, saluer en Bach un précurseur.
Saint-Saëns manque de fond et Massenet de forme,
répétait-il sans cesse à Pécuchet,
aux yeux de qui Saint-Saëns, au contraire, n'avait
que du fond et Massenet que de la forme.
« C'est pour cela que l'un nous instruit et que
l'autre nous charme, mais sans nous élever, insistait
Pécuchet. » Pour Bouvard, tous deux étaient
également méprisables. Massenet trouvait
quelques idées, mais vulgaires, d"ailleurs
les idées ont fait leur temps. Saint-Saëns
possédait quelque facture, mais démodée.
Peu renseignés sur Gaston Lemaire, mais jouant
du contraste à leurs heures, ils opposaient éloquemment
Chausson et Chaminade. Pécuchet, d'ailleurs, et
malgré les répugnances de son esthétique,
Bouvard lui-même, car tout Français est chevaleresque
et fait passer les femmes avant tout, cédaient
galamment à cette dernière la première
place parmi les compositeurs du jour.
C'était en Bouvard le démocrate encore plus
que le musicien qui proscrivait la musique de Charles
Levadé ; n'est-ce pas s'opposer au progrès
que s'attarder encore aux vers de Mme de Girardin dans
le siècle de la vapeur, du suffrage universel et
de la bicyclette ? D'ailleurs, tenant pour la théorie
de l'art pour l'art, pour le jeu sans nuances et le chant
sans inflexions, Bouvard déclarait ne pouvoir l'entendre
chanter. Il lui trouvait le type mousquetaire, les façons
goguenardes, les faciles élégances d'un
sentimentalisme suranné.
Mais l'objet de leurs plus vifs débats était
Reynaldo Hahn. Tandis que son intimité avec Massenet,
lui attirant sans cesse les cruels sarcasmes de Bouvard,
le désignait impitoyablement comme victime aux
prédilections passionnées de Pécuchet,
il avait le don d'exaspérer ce dernier par son
admiration pour Verlaine, partagée d'ailleurs par
Bouvard. «Travaillez sur Jacques Normand, Sully
Prudhomme, le vicomte de Borrelli. Dieu merci, dans le
pays des trouvères, les poètes ne manquent
pas», ajoutait-il patriotiquement. Et, partagé
entre les sonorités tudesques du nom de Hahn et
la désinence méridionale de son prénom
Reynaldo, préférant l'exécuter en
haine de Wagner plutôt que l'absoudre en faveur
de Verdi, il concluait rigoureusement en se tournant vers
Bouvard :
« Malgré l'effort de tous vos beaux messieurs,
notre beau pays de France est un pays de clarté,
et la musique française sera claire ou ne sera
pas, énonçait-il en frappant sur la table
pour plus de force.
- Foin de vos excentricités d'au-delà de
la Manche et de vos brouillards d'outre-Rhin, ne regardez
donc pas toujours de l'autre côté des Vosges
! - ajoutait-il en regardant Bouvard avec une fixité
sévère et pleine de sous-entendus, - excepté
pour la défense de la patrie.
- Que la Walkyrie puisse plaire même en Allemagne,
j'en doute... Mais, pour des oreilles françaises,
elle sera toujours le plus infernal des supplices - et
le plus cacophonique ! ajoutez le plus humiliant pour
notre fierté nationale. D'ailleurs cet opéra
n'unit-il pas à ce que la dissonance a de plus
atroce ce que l'inceste a de plus révoltant ! Votre
musique, monsieur, est pleine de monstres, et on ne sait
plus qu'inventer ! Dans la nature même, - mère
pourtant de la simplicité, - l'horrible seul vous
plaît. M. Delafosse n'écrit-il pas des mélodies
sur les chauves-souris, où l'extravagance du compositeur
compromettra la vieille réputation du pianiste
? Que ne choisissait-il quelque gentil oiseau ? Des mélodies
sur les moineaux seraient au moins bien parisiennes ;
l'hirondelle a de la légèreté et
de la grâce, et l'alouette est si éminemment
française que César, dit-on, en faisait
piquer de toutes rôties sur le casque de ses soldats.
Mais des chauves-souris ! ! ! Le Français, toujours
altéré de franchise et de clarté,
toujours exécrera ce ténébreux animal.
Dans les vers de M. de Montesquiou, passe encore, fantaisie
de grand seigneur blasé, qu'à la rigueur
on peut lui permettre, mais en musique ! A quand le Requiem
des kangourous ?... - Cette bonne plaisanterie déridait
Bouvard. - Avouez que je vous ai fait rire, disait Pécuchet
(sans fatuité répréhensible, car
la conscience de leur mérite est tolérable
chez les gens d'esprit, topons-là, vous êtes
désarmé ! »
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Gustave Flaubert pastiché
par Marcel Proust dans Le Figaro du 14 mars 1908
L’Affaire Lemoine par Gustave
Flaubert
La chaleur devenait étouffante, une cloche tinta,
des tourterelles s’envolèrent, et, les fenêtres
ayant été fermées sur l’ordre
du président, une odeur de poussière se
répandit. Il était vieux, avec un visage
de pitre, une robe trop étroite pour sa corpulence,
des prétentions à l’esprit ; et ses
favoris égaux, qu’un reste de tabac salissait,
donnaient à toute sa personne quelque chose de
décoratif et de vulgaire. Comme la suspension d’audience
se prolongeait, des intimités s’ébauchèrent
; pour entrer en conversation, les malins se plaignaient
à haute voix du manque d’air, et, quelqu’un
ayant dit reconnaître le ministre de l’Intérieur
dans un monsieur qui sortait, un réactionnaire
soupira : « Pauvre France ! » En tirant de
sa poche une orange, un nègre s’acquit de
la considération, et, par amour de la popularité,
en offrit les quartiers à ses voisins, en s’excusant,
sur un journal : d’abord à un ecclésiastique,
qui affirma « n’en avoir jamais mangé
d’aussi bonne ; c’est un excellent fruit,
rafraîchissant » ; mais une douairière
prit un air offensé, défendit à ses
filles de rien accepter « de quelqu’un qu’elles
ne connaissaient pas », pendant que d’autres
personnes, ne sachant pas si le journal arriverait jusqu’à
elles, cherchaient une contenance : plusieurs tirèrent
leur montre, une dame enleva son chapeau. Un perroquet
le surmontait. Deux jeunes gens s’en étonnèrent,
auraient voulu savoir s’il avait été
placé là comme souvenir ou peut-être
par goût excentrique. Déjà les farceurs
commençaient à s’interpeller d’un
banc à l’autre, et les femmes, regardant
leurs maris, s’étouffaient de rire dans un
mouchoir, quand un silence s’établit, le
président parut s’absorber pour dormir, l’avocat
de Werner prononçait sa plaidoirie. Il avait débuté
sur un ton d’emphase, parla deux heures, semblait
dispeptique, et chaque fois qu’il disait «
Monsieur le Président », s’effondrait
dans une révérence si profonde qu’on
aurait dit une jeune fille devant un roi, un diacre quittant
l’autel. Il fut terrible pour Lemoine, mais l’élégance
des formules atténuait l’âpreté
du réquisitoire. Et ses périodes se succédaient
sans interruption, comme les eaux d’une cascade,
comme un ruban qu’on déroule. Par moment,
la monotonie de son discours était telle qu’il
ne se distinguait plus du silence, comme une cloche dont
la vibration persiste, comme un écho qui s’affaiblit.
Pour finir, il attesta les portraits des présidents
Grévy et Carnot, placés au-dessus du tribunal
; et chacun, ayant levé la tête, constata
que la moisissure les avait gagnés dans cette salle
officielle et malpropre qui exhibait nos gloires et sentait
le renfermé. Une large baie la divisait par le
milieu, des bancs s’y alignaient jusqu’au
pied du tribunal ; elle avait de la poussière sur
le parquet, des araignées aux angles du plafond,
un rat dans chaque trou, et on était obligé
de l’aérer souvent à cause du voisinage
du calorifère, parfois d’une odeur plus nauséabonde.
L’avocat de Lemoine répliquant, fut bref.
Mais il avait un accent méridional, faisait appel
aux passions généreuses, ôtait à
tout moment son lorgnon. En l’écoutant, Nathalie
ressentait ce trouble où conduit l’éloquence
; une douceur l’envahit et son cœur s’était
soulevé, la batiste de son corsage palpitait, comme
une herbe au bord d’une fontaine prête à
sourdre, comme le plumage d’un pigeon qui va s’envoler.
Enfin le président fit un signe, un murmure s’éleva,
deux parapluies tombèrent : on allait entendre
à nouveau l’accusé. Tout de suite
les gestes de colère des assistants le désignèrent
; pourquoi n’avait-il pas dit vrai, fabriqué
du diamant, divulgué son invention ? Tous, et jusqu’au
plus pauvre, auraient su - c’était certain
- en tirer des millions. Même ils les voyaient devant
eux, dans la violence du regret où l’on croit
posséder ce qu’on pleure. Et beaucoup se
livrèrent une fois encore à la douceur des
rêves qu’ils avaient formés, quand
ils avaient entrevu la fortune, sur la nouvelle de la
découverte, avant d’avoir dépisté
l’escroc.
Pour les uns, c’était l’abandon de
leurs affaires, un hôtel avenue du Bois, de l’influence
à l’Académie ; et même un yacht
qui les aurait menés l’été
dans des pays froids, pas au Pôle pourtant, qui
est curieux, mais la nourriture y sent l’huile,
le jour de vingt-quatre heures doit être gênant
pour dormir, et puis comment se garer des ours blancs
?
À certains, les millions ne suffisaient pas ; tout
de suite ils les auraient joués à la Bourse
;et, achetant des valeurs au plus bas cours la veille
du jour où elles remonteraient - un ami les l’Académie
; et même un yacht qui les aurait mené l’été
dans des pays froids, pas au Pôle pourtant, qui
est curieux, mais la nourriture y sent l’huile,
le jour de vingt-quatre heures doit être gênant
pour dormir, et puis comment se garer des ours blancs
?
A certains, les millions ne suffisaient pas ; tout de
suite ils les auraient joués à la Bourse
; et achetant des valeurs au plus bas cours la veille
du jour où elles remonteraient - un ami les aurait
renseignés - verraient centupler leur capital en
quelques heures. Riches alors comme Carnegie, ils se garderaient
de donner dans l’utopie humanitaire. (D’ailleurs,
à quoi bon ? Un milliard partagé entre tous
les Français n’en enrichirait pas un seul,
on l’a calculé.) Mais, laissant le luxe aux
vaniteux, ils rechercheraient seulement le confort et
l’influence, se feraient nommer président
de la République, ambassadeur à Constantinople,
auraient dans leur chambre un capitonnage de liège
qui amortit le bruit des voisins. Ils n’entreraient
pas au Jockey-Club, jugeant l’aristocratie à
sa valeur. Un titre du Pape les attirait davantage. Peut-être
pourrait-on l’avoir sans payer. Mais alors à
quoi bon tant de millions ? Bref, ils grossiraient le
denier de saint Pierre tout en blâmant l’institution.
Que peut bien faire le Pape de cinq millions de dentelles,
tant de curés de campagne meurent de faim ?
Mais quelques-uns, en songeant que la richesse aurait
pu venir à eux, se sentaient prêts à
défaillir ; car ils l’auraient mise aux pieds
d’une femme dont ils avaient été dédaignés
jusqu’ici, et qui leur aurait enfin livré
le secret de son baiser et la douceur de son corps. Ils
se voyaient avec elle, à la campagne, jusqu’à
la fin de leurs jours, dans une maison tout en bois blanc,
sur le bord triste d’un grand fleuve. Ils auraient
connu le cri du pétrel, la venue des brouillards,
l’oscillation des navires, le développement
des nuées, et seraient restés des heures
avec son corps sur leurs genoux, à regarder monter
la marée et s’entre-choquer les amarres,
de leur terrasse, dans un fauteuil d’osier sous
une tente rayée de bleu, entre des boules de métal.
Et ils finissaient par ne plus voir que deux grappes de
fleurs violettes, descendant jusqu’à l’eau
rapide qu’elles touchent presque, dans la lumière
crue d’un après-midi sans soleil, le long
d’un mur rougeâtre qui s’effritait.
À ceux-là, l’excès de leur
détresse ôtait la force de maudire l’accusé
; mais tous le détestaient, jugeant qu’il
les avait frustrés de la débauche, des honneurs,
de la célébrité, du génie
; parfois de chimères plus indéfinissables,
de ce que chacun recélait de profond et de doux,
depuis son enfance, dans la niaiserie particulière
de son rêve.
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Les pastiches
de Proust analysés par Michel Schneider : cliquez
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Les pastiches
de Paul Reboux
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Chateaubriand
pastiché par Paul Reboux
TROULALA
Quand le vaisseau sur lequel j'avais réfugié
mon aventureuse destinée parvint en vue du Nouveau-Monde,
un orage comme on n'en voit qu'en ces contrées
sembla nous condamner à notre perte. Tantôt
la mer boursouflait ses flots comme des collines, tantôt
des torrents d'eau s'écoulaient contre les flancs
de la frégate, avec tant de force que nous recommandions
sans cesse notre âme à Dieu. Les mugissements
de l'abîme répondaient aux roulements de
la foudre, et d'impétueux éclairs illuminaient
sans interruption le chaos des éléments
déchaînés. Enfin retentit un fracas
plus horrible encore; je crus que ma dernière heure
était venue, et je perdis le sentiment.
Quand je revins à moi, j'étais couché
sur un lit de sensitives. Un arquebousier gigantesque
étendait sur mon front ses ramures. Devant moi,
la Savane déroulait ses riants tableaux. Ici paissaient
des biches ; là se pourchassaient des opossums;
plus loin des ocarinas, sortes de rongeurs assez semblables
à nos lapins d'Europe, se balançaient aux
branches, suspendus par leurs longues queues.
Près de moi se trouvait une jeune femme dont la
céleste beauté me fit croire que l'ange
du sauvetage se présentait à ma vue.
- 0 vierge, m'écriai-je en versant des larmes de
reconnaissance, quel est ton nom?
- Je me nomme Troulala, répondit-elle. Mon père
est un cacique renommé qui règne sur la
tribu des Zagaragar. Tandis qu'il est allé porter
ses offrandes aux Manitous et aux Génies des Roches,
il m'a confié le soin de veiller sur tes jours.
Ah! qu'il eût mérité d'être
plaint, celui qui ne se fût pas, à ces paroles,
prosterné, plein de gratitude, devant les décrets
de la divine Providence ! Mes pleurs ruisselaient sur
mes joues, tel un flot que les abîmes de la terre
essaient en vain de retenir, ou tel le lait nourricier,
mais inutile, que le sein de la mère fait jaillir
comme une libation sur le tombeau du défunt nouveau-né.
Je saisis la main de Troulala et la pressai contre mes
lèvres.
0 solitude où tout est silence et repos ! O plaines
fortunées du Nouveau-Monde ! 0 riants bocages de
chênes-fraisiers et d'arbres à pain d'épice!
Que de fois nous vous avons contemplés ensemble,
soit que l'astre du jour nous inondât de ses rayons,
soit que la lune brillât parmi les nuages, comme
un chandelier d'argent que le Seigneur eût tenu
sur nos fronts pour protéger nos naissantes amours.
Tout en répandant des larmes heureuses, je narrai
à Troulala les variations de mon destin. Je lui
fis comprendre l'élévation de mon cœur
et la puissance de ma pensée. Je lui parlai de
Buonaparte, puis encore de moi. Je lui révélai
que j'avais été tour à tour poète
et guerrier, proscrit et ambassadeur chamarré d'insignes;
que j'avais presque découvert le pôle, et
que, rénovateur de l'esprit religieux, je devais
régner sur les peuples par tous les chefs-d'oeuvre
où se manifeste mon impérissable génie...
Durant bien des jours et bien des nuits, la sensible Troulala
ne cessa de verser des larmes en écoutant mes paroles.
Parfois son front s'inclinait peu à peu et ses
paupières se fermaient comme l'aile des alcyons
qui longtemps ont plané sur les flots. Mais donnant
alors à ma voix d'irrésistibles inflexions,
je réveillais la vierge sommeillante. Plusieurs
fois aussi, durant ces quelques jours, elle étendit
le bras vers les calebasses en écorce de cacatoès
où le vénérable cacique avait préparé
pour elle le lait des mustangs et les fruits savoureux
du chichikoué. Mais avec quelle vigilance je savais
arrêter son geste, pour la réduire aux seules
nourritures de l'esprit !
L'excès même d'un tel bonheur causa la perte
de la sensible Troulala. Depuis huit jours à peine
je la charmais de mes récits, quand apparut sur
le livre du destin le terme de cette union si touchante.
Un soir, soir cruel, je vis une affreuse pâleur
se répandre sur les traits de mon amante, et le
froid de la mort l'envahit. Je n'entreprendrai point de
narrer mon désespoir. Mes yeux obscurcis par les
pleurs ne pouvaient se détacher de la jeune Peau-Rouge
en qui j'avais admiré tous les dons de la nature,
et qui maintenant, droite et blanche, était semblable
aux effigies sculptées sur les tombeaux.
Quand j'eus rendu à la déplorable Troulala
les suprêmes devoirs, je quittai ces lieux en versant
des pleurs si torrentiels que le fleuve Meschacebé,
gonflé comme par les déluges de l'automne,
entraîna furieusement vers la mer les cèdres
déracinés, les serpents bleus et les crocodiles
rouges, hôtes fidèles de ses ondes.
Je gagnai la vallée de Vézinhailepek. Le
soleil couchant semblait tendre sur la céleste
voûte des draperies de pourpre et d'or. La brise
avait cessé. De grands vols d'araucarias s'abattaient
en gazouillant sur le faite des mûriers sauvages
pour y chercher un refuge contre les ombres de la nuit.
Tandis que je goûtais les délices de la solitude,
des hommes sauvages vinrent se prosterner devant moi.
Puis leur troupe me conduisit vers une sorte d'oasis formée
de hauts lycanthropes. Là, près d'un temple
en ruine, vestiges de cultes abolis, se trouvait un rustique
autel. Tout autour, des vieillards, des jeunes hommes,
des aïeules, des vierges répandaient des torrents
de larmes, en élevant les bras vers un oiseau dont
le cou lançait des feux comme s'il eût été
taillé dans le saphir ou dans l'émeraude,
et dont la vaste queue déployée en éventail
s'imposait aux regards par une incroyable magnificence.
J'appris que les indigènes le nommaient : paon.
Le bruit que j'ai fait dans le monde leur était
sans doute parvenu, car dès qu'ils m'aperçurent,
tous accoururent à ma ren-contre.
« 0 étranger, me dit le Grand-Chef, les guerriers
des quatre tribus du Castor, du Bison, du Rat-Musqué
et de la Cabane-Bambou, avertis de ta venue par le Grand-Esprit,
ont résolu de t'offrir un incomparable hommage.
Le paon va périr sous notre tomahawk, et nous t'en
servirons le festin.
Je dus subir ce nouvel honneur. Quand les mœurs des
Américains me furent devenues familières,
j'appris que, par un tel sacrifice, ces naïves peuplades
voulaient faire renaître en moi tous les caractères
de l'animal immolé.
Je relate ce trait comme une marque des erreurs où
s'égarent les âmes primitives élevées
dans l'ignorance de Dieu. Car ne fallait-il pas être
aveuglé par la plus incroyable des superstitions
pour s'imaginer que pût ressusciter en moi la superbe
de ce volatile?
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Proust pastiché
par Paul Reboux
UN MOT A LA RATE...
A Sacha Guitry.
Je me souviens que Swan devait dîner ce soir-là
chez les Verdurin, quand, vers six heures, un billet d'Odette
de Grécy l'informa qu'elle souhaitait de passer
la soirée avec lui, pour qu'ils entendissent ensemble
le ténor varsovien Skotchviski dans son interprétation
du rôle de Tristan, car, assurait-on, nul autant
que ce Polonais n'en avait mieux rendu, selon la tradition
wagnérienne, les nuances passionnées. Malgré
l’agrément qu'il pouvait espérer d'un
tête-à-tête souhaité avec Odette,
dont il posait l'excellence a priori, et tenait la suprahumanité
pour séra-phique, l'idée de bouleverser
ses prévisions n'était pas agréable
à Swan, bien que, d'une part, il n'attendît
pas grande délectation de cette soirée passée
chez les Verdurin où chacun lui était inconnu
et où les noms et les visages, en s'ordonnant et
en se composant les uns relativement aux autres, en nouant
des rapports de plus en plus nombreux, imitent ces œuvres
d'art où il n'y a pas une touche qui soit isolée,
où chaque partie, tour à tour, reçoit
des autres sa raison d'être et leur impose la sienne;
et bien que, d'autre part, il n'aurait pas goûté
beaucoup de nouveauté à s'entretenir avec
le chevalier Soporifico, le docteur Gillett, Mme de Canuleuse,
le duc d'Endormantes, Mme de Pataty, qui se flattait de
promener son face-à-main d'argent trop ciselé
au-dessus de ce trésor dont elle s'enorgueillissait
: le manuscrit de la, Fille de Roland, par Henri de Bornier,
- en outre, il ne considérait pas comme un spectacle
exceptionnel celui de la glace fournie par Poiré
et Blanche, et des petits fours rituels de Rebattet.
Il y songeait en se rendant chez les Verdurin, afin de
se faire excuser sur quelque devoir de famille, quand
il s'aperçut, devant une glace posée à
gauche de la devanture d'une boulangerie, que, dans la
rainure qui séparait deux de ses dents, s'était
nichée, lors du repas, une minuscule parcelle de
cerfeuil; ce brin de verdure ressuscita dans sa mémoire
les vastes horizons des pacages peints par Ver Meer de
Delft, non moins que les solennelles frondaisons d'un
Hubert Robert, sans omettre les ramures exquises où
Watteau répandit les roses d'un couchant cythéréen
; ces images incomplètes et changeantes se reproduisaient
en lui par simples divisions, comme certains organismes
inférieurs; elles rayonnaient ainsi qu'une rosace
dont le motif central est environné de logettes
où s'inscrivent des banderoles courbes ; de cette
sensation de verdure fragmentaire essaimaient des évocations
de sous-bois et de halliers, car les forêts, tout
comme la nature entière, doivent être transplantées
en nous avant de nous communiquer les sensations de jardin
intérieur auxquelles est due notre intimité
psychique; ces souvenirs étaient si intenses, si
réellement ressuscités, que Swan se sentit
pénétré par l'importune fraîcheur
sylvestre et dut relever le col de son pardessus, Pour
monter, il prit l'ascenseur, où, dans la cabine
obscure, les boutons offraient la perpétuelle énigme
de l'entresol aux Oedipes de la mondanité à
qui le concierge avait dit que « c'était
au deuxième »; car il est malaisé,
pour un esprit méditatif, de discerner en quelles
conjonctures l'entresol est valable dans la dénomination
des étages, d'autant que la règle semble
varier avec les immeubles et selon les caprices des architectes;
Swan appuya sur un bouton qui s'enfonça avec un
bruit mou; il pressa longuement sur une sonnette silencieuse
par l'effet de laquelle la cage commença son glissement
ascendant parmi un bruit d'eau égouttée;
à chaque palier, un choc léger, un frôlement
métallique suivi d'un déclic, inspiraient
à Swan une passagère mélancolie,
car ce bruit, qui marque la désertion d'un étage
et qui souvent avait signifié l'abandon du sien
quand il attendait une visite, était resté
pour lui, bien qu'il n'en souhaitât aucune, un son
par lui-même douloureux où résonnait
une sentence d'abandon. Le valet de pied des Verdurin
reçut Swan avec le sourire, qu'on n'oublie pas
après l'avoir vu sur le visage du troisième
bourreau qu'a peint Orfila, dans son Martyre de sainte
Hurdorée, au Palais Pitti, et qu'on retrouve dans
le retable du cloître de San-Culotta et les fresques
de Fra-Icando, issues de la fécondation par quelque
modèle padouane d'un disciple italo-britannique
d'Albert Dürer. Ce serviteur lui témoigna
une politesse de commande dont il semblait se servir comme
d'une arme pour assener l'information que « Madame
et Monsieur étaient sortis, et ne rentreraient
que tout à la fin de l'après-midi ».
Swan considéra cet homme en se demandant comment
un être si clairement étranger à une
réalisation artistique pouvait avoir été
destiné par le sort à prendre soin des fauteuils
du salon garnis de Beauvais, dont les médaillons
fleuris offraient les mêmes éléments
décoratifs que les dossiers de bois sculptés
où ils étaient sertis.
Alors, Swan décida d'écrire un très
court billet d'excuse, pour Mme Verdurin, afin de se faire
absoudre plus sûrement d'une défection qu'il
se reprochait à lui-même; il demanda qu'on
lui donnât une plume, de l'encre, du papier; il
fut introduit dans un petit salon assez retiré
où il se mit aussitôt à faire courir
sur les feuilles des lignes penchées, selon la
facilité, grâce à laquelle il pouvait
écrire comme d'autres respirent, d'un mouvement
réflexe et continu. Comme un caoutchouc tendu qu'on
lâche, ou comme l'air entre dans une machine pneumatique
entr'ouverte, l'inspiration le cinglait, pénétrait
en lui, galopait dans le champ du présent et l'enrichissait
de possibilités immédiates au point que,
par le chimisme même de sa substance cérébrale,
il fixait les reflets des moindres bigarrures d'idées
qui jouaient dans ses circonvolutions cervicales, car
sa pensée était comme amorcée par
un siphon, et l'on pouvait se demander quelle intervention
en tarirait le flux; chaque mot éveillait en lui
des ombres et des lumières, des nuages fugaces,
des silhouettes de personnages un jour entrevus, tout
un passé qui, perdu pour d'autres, montait des,
profondeurs de sa mémoire, lentement pénétré
de grâce vivante ; comme ces joujoux qui, présentés
sous forme de fragments menus et secs, et qui, dès
qu'ils sont posés sur la surface de l'eau, se colorent
et s'épanouissent, ainsi les feuilles déjà
nombreuses qu'il avait couvertes de son écriture
présentaient nombre de ces addenda que les écrivains,
dans leur parler professionnel, nomment des « ballons
», sortes de paragraphes enclos en un paraphe marginal
accroché au point du texte que cette addition doit
enrichir. Vers neuf heures du soir, Mme Verdurin s'enquit
de ce que faisait Swan. Comme le domestique avait répondu
: « Ce monsieur écrit toujours », elle
avait ordonné qu'on lui portât discrètement
une nouvelle provision de papier et un plateau chargé
d'un repas froid. Le lendemain, à midi, Swan n'avait
pas encore achevé sa lettre. Mme Verdurin, malgré
ses airs évaporés de perroquet qui aurait
mangé son échaudé trempé dans
du frontignan, était l'indulgence même. Elle
prescrivit que de nouveau, et pareillement, le soir, une
copieuse collation fût servie à Swan. Désormais,
cette sollicitude, de même que celle qui s'étendait
à la fourniture du papier, permirent à l'écrivain
de ne plus être contraint par des contingences misérables
à juguler son inspiration. Peu à peu, les
hôtes du salon Verdurin s'accoutumèrent à
cette présence durable et constante. « C'est
ce que j'ai vu de plus fort depuis les tables tournantes
! » avait affirmé Mme de Pataty, au début.
Maintenant, l'habitude s'était mise en pantoufles
dans les âmes rassises, tandis que Swan écrivait
toujours, car la moindre variation atmosphérique
suffisait à provoquer un changement de ton dans
sa sensibilité, à en modifier l'alternance;
souvent un trait égaré des éléments
dissociés interrompait le rêve qu'il aurait
pu faire en plaçant, plus tôt ou plus tard
qu'à son tour, tel feuillet détaché
et interpolé de la correspondance amicale; mais
de ces phénomènes naturels, son confort
et sa santé ne pouvaient tirer qu'un trouble accidentel
assez mince, jusqu'au jour où l'exercice s'emparât
d'eux et, permettant leur réalisation plus fréquente
et mieux rythmée, remit dans les mains de Swan
la possibilité de leur apparition soustraite à
la tutelle et dispensée de l'agrément du
hasard.
P.-S. -- Pour assister au moment où
Swan achève sa lettre, lire le roman suivant: A
L'OMBRE DU FRUIT DES JEUNES GENS, chapitre DOUZE ANS APRES.
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Victor Hugo pastiché
par Paul Reboux
COLOS-LE-NAIN
A Paul Boncour
Parvulus monumentum diligit.
En septembre de cette année 1625, comme tous
les ans lors de la Saint-Cinnatus, les tentes, baraques
et tréteaux d'une fête paroissiale gar¬nissaient
le lieu dit : Pré-Cécitron. Ce pré
forme, au cœur du Nanterrois, entre Le Pecq et Issy-les-Moulineaux,
c'est-à-dire les petits moulins, une sorte de cap
fluvial. Le cours de la Pissette l'enveloppe. Ce jour-là,
les flots rapides de la rivière reflétaient
les étalages, des bateleurs, baladins, escamoteurs,
grimaciers, avaleurs de sabres, bestiaires, équilibristes,
joueurs de mandore, guimbardes, rebutes, manicordions,
théorbes, rebecs, macamons, chalumelles, cornets
d'Allemagne, flajos, fistules, rhébèbes,
et autres instruments. Des maltôtiers, des porte-chaise,
des cochers de coche de rivière, des ruffians,
des filles, des manants, des céladons en quête
de cottes à trousser, des volapuques en quête
de bourses à couper, piétinaient le sol
spongieux de ce pré Cécitron. Disons-le
tout de suite. Son nom est mentionné déjà
en 539 par Venetz dans son Galliae Boedekarius, en 1329
par le pape Savon III dans sa bulle de Pipentère,
en 1458 par le père Lachouette dans sa magistrale
Étude sur l’acclimatation des zèbres
parmi les pacages crétacés de l'Angoumois.
Le Pré-Cécitron est rafraîchissant,
sinon par lui-même, du moins par ce qu'il produit.
Il y pousse de la tournillette, herbe qui rend diabétique
quand on l'arrache de la main gauche et qui guérit
les écrouelles quand on l'arrache de la main droite.
On y trouve aussi de la coudre-moissine, de la bourdaine
blanche, de l'apelle-paille. Julius orthographie ce nom
Pré-Sessitron et Zoloitzemild : Pré-Ceussytron.
C'est 1a tradition donnée plus haut qui a prévalu.
Une des plus pauvres tentes des bateleurs était
remarquable par une toiture plus élevée
que les autres. C'était là que Mignonnette
s'exhibait, une jeune géante qui mesurait douze
pieds, comme un alexandrin, mais en hauteur.
Une géante enfant. A cette idée, l'esprit
rêve. Une cathédrale peut-elle avoir été
miniature? Un cuirassé commence-t-il joujou ? Une
souris a-t-elle accouché du Mont Blanc ? Dès
sa naissance, Mignonnette avait rendu ses parents songeurs.
A un an, elle était haute comme une horloge paysanne
à balancier, moitié pendule, moitié
armoire. A deux ans, elle était haute comme une
charrette chargée de foin ; à trois ans,
elle écornait la voussure des portes ; à
dix ans, elle disait « camarades » aux chênes
; à quinze ans, elle disait : « petit »
au clocher.
Cette immensité était belle. Elle était
bonne. En service ? Non pas. L'esclavage déprime.
Mignonnette était bonne, non par la profession,
mais par le cœur. Le difforme, c'est le côté
du sublime qui est caché aux regards. Polyphème
est hideux, mais vénérable. Léviathan
dans l'océan, Béhermoth dans la forêt,
Typhon dans le cloaque, Titan sur sa montagne, participent
au ciel à force de l'emplir. Dans les hauteurs
où palpitent leurs cerveaux, semblables aux hau¬teurs
où plane le corbeau blanc des neiges, la laideur
suffoque, le fiel de la perfidie se fige Avant d'arriver
là, les mesquineries, dont l'haleine est courte,
s'époumonent ; la méchanceté, claquant
des dents, relève son col et dit « Redescendons.
»
Cette Alpe soupirait. La Sierra Névada hausse parfois
les épaules. D'où les avalanches. Quand
Mignonnette soupirait, c'était alors comme si les
jardins de Sémiramis eussent été
suspendus un peu plus haut. Quand elle respirait avec
émoi, on voyait le vol des aigles devenir oblique.
Quand elle levait ses grands yeux, d'en bas l'on apercevait
deux lacs que n'avaient signalé ni Paraphasios
dans son Panopticum mundi, ni Hippocampe dans son Atlas
en quarante-huit volumes, ni Equator, celui qui aperçut
pour la première fois, en 1597, la barre coupant
les deux hémisphères, et lui donna son nom.
Pourquoi Mignonnette soupirait-elle? Parce que, qui que
nous soyons, il est un jour où une main sort du
nuage et nous tend un verre de tendresse à boire.
Le loup est consolé par le hurlement, le mouton
par la laine, la forêt par la fauvette, la femme
par l'amour. Mignonnette aimait.
Sous la tente voisine, s'exhibait devant les chalands
un être difforme, poilu comme un chien tourne-broche,
verruqueux, gauchi, gibbeux, près de qui Pygmée
eût fait figure de Goliath et Tom Pouce de Teutobocchus.
Il était nain. Il s'appelait Colos.
Tout enfant, Colos avait été enfermé
dans un petit pétrin. Qu'on s'imagine une orthopédie
à l'envers. Il devenait perfection, on l'avait
ramené à l'ébauche. Comprimé
par les flancs du bois, il avait grandi. Le mot est, impropre.
Il avait duré. Cette croissance, qui marquait le
pas dans un coffre, cercueil de mort vivant, s'était
prolongée pendant quinze années. Durant
toute sa jeunesse, l'infortuné Colos n'avait pas
été tiré du pétrin. Puis on
avait brisé les planches. Il était alors
apparu si lamentablement hideux que, sur toute l'étendue
de la province, on avait -dû, ce jour-là,
transvaser promptement le lait dans les réceptacles
carrés pour l'empêcher de tourner.
Dieu détruit. Mais Dieu répare. Au front
de tout homme, il a écrit de son doigt trempé
dans l'infini, le mot : espérance. Colos, parmi
les ténèbres, se lamentait. Cependant, du
haut de son escarpement de rayons, Mignonnette s'était
penchée vers lui. Son char attelé de tourterelles,
elle l'avait arrêté au-dessus de cet histrion.
Vertige ! Mystérieuse correspondance du gouffre
d'en bas avec le gouffre céleste ! Rétablissement
de l'ordre, par le maximum de l'invraisemblable. Désordre
harmonieux. Quelle- balance, y, a-t-il donc dans le cœur
de la femme ?
Entre Colos et Mignonnette, une idylle se développa.
Ils s'aimaient.
Les mystérieux calculs de la Providence aboutissent
à une équation.
Un, qui est nain, plus neuf, qui est géant, égalent
dix.
De même que cinq plus cinq.
Les deux égaux manquaient. Qu'importe au total
? Seul, dix compte.
Pour former ce total dix, Colos était un, mais
Mignonnette était neuf, ou neuve, pour parler selon
les cuistres et les grammairiens.
Cette nuit-là, une servante souleva la, portière
de tapisserie tendue devant le réduit où
dormait Colos.
- Qui va là? Qu'apportez-vous?
- Nous le saurez.
- Qui cherchez-vous?
- Mystère !
- De la part de qui?
- Chut!...
- J'ai compris. Donnez.
Il saisit le billet de Mignonnette, et voici qu'il lut
:
« Tu es mon grand. Je suis ta petite. Je t'aime.
Viens. »
Conjonction de l'infiniment petit et de l'énorme
! Ce même soir, les deux amants se préparaient
à fuir ensemble. Mais au moment où, dans
les rayons d'argent de la lune qui baignaient le champ
de foire endormi, ils allaient décrocher cette
clef des champs qui pend à la ceinture de la liberté,
quelqu'un surgit, se mit en travers, et dit : «
Halte-là ! »
Qui était-ce?
Satan?
Pis.
II
Maître Requin.
Imaginez une collaboration entre l'ébène
et le cirage, un ménage entre la poix et le goudron,
une fécondation du ramoneur par le corbeau, et
vous n'obtiendrez que des pétales de lys, auprès
de cette noirceur l'âme de maître Requin.
Quelle était la fonction de cet homme? Il était
le tuteur de Mignonnette. Il régnait sur cette
enfant. Il l'exhibait et tirait bénéfice
de ses charmes énormes. L'exploitation de la Jungfrau
par Robert Macaire.
Maître Requin entretenait-il d'obscures ambitions
? C'est probable. Ces tortueux desseins s'ajoutaient à
sa rage de se voir dépossédé. Les
serpents de Némésis sifflaient. Les oiseaux
de malheur, annonçant des recettes nulles dans
une baraque sans phénomène, criaillaient.
Et la conscience de Maître Requin battait la mesure,
puisqu'il s'agissait de mauvaises pensées. A l'entendre,
on eût dit : « C'est un loup. » A le
voir, on eût dit : « C'est un possédé.
» A flairer son essoufflement fiévreux d'homme
jaloux, on eût dit : « Les abattoirs sentent.
Le vent va changer. » A le voir dressé, cette
nuit-là, fantôme d'ombre dont les pans de
manteau s'écartaient comme les ailes d'un gyroscope,
on eût dit : « Nous sommes perdus. »
Ce fut la première pensée de Mignonnette
et de Colos.
Ils eurent une autre pensée : vaincre.
Mignonnette se baissa, ramassa Colos, l'éleva jusqu'à
elle. Ils échangèrent un regard. Puis elle
déposa doucement son fiancé sur la terre.
A cette vue, la face de maître Requin fut tordue
par un rictus méphistophélique. Il y a des
rires qui sentent le soufre, comme il y a des sourires
qui semblent une corde à noeuds lancée par
le ciel. Maître Requin dit à ces enfants
:
- Partez donc tous les deux ! Peu m'importe ! Les édits
sont pour moi ! Mignonnette est mon bien ! La loi des
Tabulaires, en vigueur depuis Jean-le-Demeuré,
précise que la fille mineure doit obéissance
à son tuteur usque ad nuptias. L'évêque
seul, dans la province, a droit de célébrer
un mariage, à l'insu du protecteur légal.
Or, demain est Vendredi-Saint. Et Monseigneur a d'autres
soucis en tête. Partez. Je vous suis. Où
que vous alliez, j'irai. Et je me dresserai devant vous
chaque fois que vous vous croirez enfin seuls.
Alors, Colos, d'un signe, fit comprendre à Mignonnette
qu'il voulait lui dire à l'oreille une confidence.
Elle le prit affectueusement par la peau du dos et l'approcha
de son visage.
Colos murmura avec simplicité :
- Cet homme est un tigre. Rivalisons de souplesse. Il
a des crocs. Nous aurons des fleurs d'oranger. Parfum
contre mâchoire. Tentons le duel.
A ce moment, un nuage, peut-être envoyé par
Dieu, masqua la clarté de la lune. Quand il fut
passé, maître Requin poussa un rugissement.
Mignonnette et Colos avaient disparu.
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Christine Angot pastichée
par Frédéric Beigbeder, Quitter Lavil
(2000)
Il tape sur des bambous et c’est numéro un.
Sur Radio Jamaïque, il a des copains. Je sais de
quoi il parle Philippe Lavil. Aujourd’hui jeudi
5 octobre 2000, je suis numéro un de la liste de
L’Express depuis quatre semaines. Je tape sur des
bambous et c’est numéro un. Je souffre. Number
one. Il faut quitter Lavil. Faire Pomme Q avec le succès.
Le succès est une prison. Ne pas devenir comme
les autres, un Philippe Lavil de la littérature.
Trois petits tours et puis s’en vont. Delator m’appelle
tous les matins. Delator tape sur des bambous et t’es
numéro un. J’ai écrit un livre qui
coûte 99 francs. On en sort dix mille par jour,
parfois c’est plus (mardi 14 000), parfois c’est
moins (aujourd’hui 6 000). C’est un acte,
ce n’est pas un jeu. Les gens me bouffent. J’ai
sorti le produit de la rentrée. Les gens le trouvent
beau, drôle, inquiétant. Je suis beau, drôle,
inquiétant. Génial. Je suis une pute à
99 francs. Il n’y a pas que sur Radio Jamaïque
que j’ai des copains à 99 francs. Je suis
génial et je suis pute. Faire pomme Q avec la pute.
Les autres auteurs sont des merdes à côté
de moi. Petits nains autour de Blanche-Neige. C’est
moi Blanche-Neige. Je vends mon Q pour 99 balles à
des nabots. Et c’est numero uno. Tous les journaux,
toutes les télés ont parlé de moi.
On va me traduire dans tous les pays. On va en faire un
film. Au cinéma. Avec de la pellicule. Projetée
sur grand écran. Avec mon nom en énorme.
Génial je suis. Je suis sur toutes les listes des
prix. Un génie du bambou, comme Lavil. Quitter
Lavil. Fuir comme Marie-José Pérec, c’est
une championne, elle sait ce qu’elle fait, elle
a raison, forcément raison. Elle court avec ses
pieds. Blanche-Neige est une putain à 99 balles
qui se fait un gang-bang de nains. Ils vont le publier
dans Lire, que Pierre Assouline est un verrat comme Sorin,
un sale poilu du visage comme Laclave ? Oui, parce que
je suis beau, riche, jeune donc tout ce que je touche
est de l’Art. Je ne suis pas prêt à
écrire des phrases qui ne seraient pas du tout
diffamatoires. Fabrice Gaignault ressemble à un
navet mou. Il descend Besson pour défendre Christine
Orban. Gérard Collard est le nain Simplet. Ils
sont discrédités. Les pages littéraires
de Elle sont la risée de tout Paris. Ceux qui n’aiment
pas ce que je fais ont tort et Jean-Paul Enthoven ira
leur casser la gueule. Enthoven, Nora et Carcasse ne tapent
pas seulement sur des bambous. On est ici chez nous. Et
c’est numéro un. Et. C’est. Numéro.
Un. J’allume ma télé et je vois Claire
Chazal que j’ai flinguée dans Voici et sur
Paris Première. Soudain elle m’excite. Vous
croyez que je suis en train de péter les plombs
? Je tape sur Claire Chazal et ça me file le bambou.
Il faut absolument que je loue un théâtre
pour lire ma merde de témoignage à tous
ces gogos. Je veux qu’on me plaigne. Je veux qu’on
me comprenne. Je suis un écrivain : je suis un
écrit vain. Pomme Q.
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Henri Michaux pastiché
par Luc Blanvillain*
(*Luc Blanvillain est l’auteur d’Olaf
chez les Langre et de Crimes et Jeans slim, deux
romans très remarqués, publiés aux
Editions Quespire.)
Chez les Boridornes.
Les Boridornes aiment gagner.
Les anime une envie de victoires, un goût du gain.
S’ils jouent, c’est qu’on ne sait pas
gagner sans jouer. Ils concourent, ils conquièrent.
Moi ! Moi ! Laissez courir les Boridornes en cohue vers
le sommet, la ligne d’arrivée, le continent
nouveau, la galaxie qui se devine au fond du télescope.
Ils raflent les corbeilles de fruits, les volailles offertes
au champion, le baiser des femmes. Nul Boridorne sans
laurier, sans froissement de palme, sans le lourd carillon
de l’or à sa poitrine ou autour de son cou.
Les villes Boridornes sont encombrées d’arcs
de triomphe, ce sont des fatras de podiums, de colonnes,
des embarras de chars, des concours de cortèges,
des compétitions d’apothéoses.
Sitôt décroché, le trophée
perd son charme et les Boridornes le vendent.
C’est à qui vendra le mieux, le plus cher,
le plus vite, partout poussent des foires aux proies,
des marchés aux butins. Tout y passe, médailles,
décorations, têtes de bêtes et d’ennemis,
dégouttant encore, esclaves, villages conquis,
rivaux vaincus, passions extirpées. Certains Boridornes,
ayant triomphé d’eux-mêmes, vendent
leurs âmes aux démons les plus offrants.
Malheur aux Boridornes dénaturés que n’habite
pas le génie du succès. Malheur à
qui prétend se contenter d’une province tranquille,
conquise au prix de combats modérément sanglants.
Malheur, malheur, si tu n’as pas bradé ton
père et tes enfants pour gagner une progéniture
plus honorable et t’offrir de meilleurs ancêtres,
malheur à qui se contente de soi.
Le modeste est aussitôt capturé, hué,
travesti en porc et poussé par les rues jusqu’à
la roche-aux-défaites où l’attendent
ses pareils. Il y vit d’épluchures.
Et s’efface.
Et s’effacent aussi son nom, son ombre, et l’idée
qu’on peut perdre.
Naturellement, les Boridornes répugnent à
parler d’eux-mêmes. Accueilli fort courtoisement
par l’un d’eux, dans le petit salon de son
meilleur palais, je n’en pus tirer que des considérations
évasives sur la marche de l’univers, et,
concernant le ciel, quelques observations prudentes. Il
me montra sa fille pour me faire vérifier qu’elle
était bien trop maigre. Palpez, insistait-il, palpez-la
mieux !
Toute la nuit, nous jouâmes aux dés, éventés
par des vieillards fourbus agitant pour nous des feuilles
de kapokier.
D’une incomparable urbanité, mon hôte
ne perdit son sang-froid qu’une fois. Ce fut à
l’occasion d’une remarque qui m’échappa,
quand une main coupée traversa la fenêtre
pour atterrir pesamment sur notre table.
Taisez-vous ! siffla-t-il d’une voix effrayante,
et ses paupières grinçaient presque, tant
il plissait les yeux de dégoût, taisez-vous,
ce n’est rien ! Cela n’a pas eu lieu !
Et, saisissant le répugnant objet, il le jeta aux
domestiques ravis de l’aubaine. J’entendis
bientôt monter des cuisines les crépitements
joyeux de la friture, avec l’incomparable effluve
de la chair humaine un peu trop cuite.
Les bains de vapeur me firent heureusement oublier cette
mésaventure. J’ignore combien de temps je
passai, presque nu, couché sous les doigts affairés
des masseuses, l’œil flottant dans les moirures
qu’une grosse machine silencieuse projetait sur
les murs du hammam.
Aussi bien, je compris vite que j’avais déplu,
car je ne revis jamais mon hôte, qui me fit passer
par son majordome un viatique ordinaire, accompagné
d’un billet d’une politesse glaciale. Avant
de refermer la porte, le groom pinça méchamment
ma nuque.
Mais mon séjour chez les Boridornes fut riche d’enseignements.
Je sais qu’ils centuplent les dividendes, ramassent
la mise et la remettent en jeu, poussent l’avantage,
achètent l’argent, enchérissent.
Le vieux monde sera bientôt trop étroit pour
eux. La spéculation se porte sur les lointains,
sur ailleurs, sur demain.
Epuisé, le vieux monde croule sous leurs coups
de maîtres.
Mais les Boridornes ont prévu la fin du vieux monde,
et calculent ce que pourra rapporter la vente des ruines
glorieuses. Tant d’empires émiettés
flottent déjà dans la poussière des
rayons d’or.
Les Boridornes anticipent.
Escomptent.
Et hypothèquent
Et négocient l’apocalypse.