Grey Owl

L’énigmatique Grey Owl

« On eût dit de petits voyageurs descendus d’une autre planète, de qui nous ne pouvions pas encore comprendre tout à fait le langage. Qu’on tuât de telles créatures semblait un crime monstrueux. Au lieu de persécuter les castors, je me mettrais à les étudier. J’apprendrais à les connaître. » Grey Owl, Un homme et des bêtes.

Avez-vous déjà entendu parler de Grey Owl et de ses Récits de la cabane abandonnée, illustrés de cinquante-quatre photographies tirées en héliogravure ? Pour à peine un euro, l’ouvrage m’a échu ainsi qu’un autre, Un homme et des bêtes, traduction infidèle de Pilgrims of the wild, lors d’une vente de vieux livres, tous deux dans un état pitoyable, sans couverture ni dos.
A en croire les indications de l’éditeur, les deux livres furent un succès en leur temps. Un homme et des bêtes fut réimprimé six fois entre 1937 et 1947.
En feuilletant ces vieilles pages jaunies, dont le bord s’effrite, on découvre, au hasard des photographies, un homme en habit de peau à franges, au nez fort et busqué, ayant tout de l’Indien, appelant des castors dans une barque au milieu des marais. Des Indiens en costumes de cérémonie, vieux chanteurs de la danse du soleil, posent devant un tipi. Des animaux sauvages, ours, castor, caribou, orignal, lynx et loups grimaçants déambulent dans des paysages de lacs et de grands pins. Grey Owl soigne un faon et un jeune castor, attire sur lui un écureuil et un geai. Il est coiffé de deux longues tresses et signe la dédicace qu’il fait à « ses frères dispersés dans le monde » du nom indien de Wa-Sha-Quon-Asin, qu’il traduit en anglais par Grey Owl, c’est-à-dire hibou gris.
Grey Owl, à quatre-vingts ans de distance, a tout l’air d’un Thoreau indien. Il vit dans une cabane en rondins près d’un lac, se dit fils d’une Apache et d’un père d’origine écossaise, raconte qu’il a passé une partie de son enfance en Angleterre, et qu’il est revenu en Amérique du Nord très jeune, où il a été adopté par les Indiens Ojibwas.
Il aura successivement deux femmes, des Indiennes : Angele Egwuna, une Anishinaabe, puis, vingt ans plus tard Gertrude Bernard, une Iroquoise, qu’il appellera Anahareo.
En 1931, il commence à écrire des articles sur la vie sauvage, les légendes indiennes, et à prendre la défense des populations animales dont la survie est menacée par les trafiquants de fourrures. Il décide de protéger les castors du Canada, en voie de disparition, devient leur ami, étudie leurs modes de vie. Plus tard le gouvernement canadien lui permet de s’installer dans le parc national de Riding Mountain puis l’année suivante, il déménage au parc national Prince Albert où il mourra épuisé par une vie éprouvante peu de temps après.
A travers ses articles, ses livres et les films qu’on réalisa sur lui, Grey Owl œuvra pour la défense de l’environnement et devint célèbre. Il fit des conférences au Canada, aux Etats-Unis et en Europe. C’était un homme authentique qui parlait avec émotion de ce qu’il avait fait, de ce qu’il connaissait, de ce qui le touchait. Ses livres furent traduits en France et en Russie à la fin des années trente jusqu’au début des années cinquante. Cette notoriété lui permit d’abandonner la vie sauvage et de trouver un appui auprès du gouvernement canadien.
Il mourut à cinquante ans, en 1938, d’une pneumonie et l’aventure brutalement s’arrêta.
Des années après sa mort, on découvrit que Grey Owl n’était pas indien. Il était le fils d’un aventurier qui avait immigré en Amérique du Nord avant de revenir en Angleterre. Il avait passé son enfance à Hastings. Il avait été élevé par sa grand-mère et ses deux tantes. Il avait toujours été fasciné par les Indiens. Il était parti très jeune au Canada pour réaliser le destin auquel il aspirait : devenir un Indien, vivre à leurs côtés, de la même façon qu’eux, même s’il n’en était pas un. Mener une vie d’Indien dans les terres solitaires et glacées du Grand Nord, de l’autre côté de la Frontière. Epouser une Indienne. Aimer les castors et les animaux sauvages.
C’était une admirable imposture, dit-on.
Plus tard, donc, on découvrit que Grey Owl n’était autre qu’Archibald Stansfeld Belaney. Le bruit se répandit qu’il n’avait jamais été indien. Ce n’était qu’invention et mystification. Il n’était pas le fils d’une Apache. On cria au scandale et ce fut un effroi. On retira ses livres de la vente. On le boycotta pendant quarante ans. On voulut oublier ce nom parjure.
C’est étrange. Tout ce qu’il avait fait pourtant était vrai : l’adoption par les Ojibwas, la vie sauvage, le métier de trappeur, puis de guide, puis de garde forestier, la guerre, la haine de la guerre, la blessure au pied, la souffrance, la défense des Indiens et des animaux, son amour des castors qu’il apprivoisait et dont il avait formé une colonie, oui, tout était réel. Même s’il l’avait mise en scène, pour se faire connaître, récolter des fonds, organiser des tournées internationales, sa vie était absolument authentique. On aurait pu penser que devenir Indien était encore plus beau que l’être vraiment parce qu’il l’avait choisi, en connaissance de cause, c’était son destin, et il avait été assez courageux pour répondre à l’appel.
Mais réaliser ce rêve stupide d’enfant était impardonnable. Nié ses origines anglaises, civilisées, pour s’en inventer d’autres. Oublier le petit garçon anglais solitaire et secret. Renier les tantes bien pensantes. Et sans crier gare, devenir ce hibou gris, cette sorte de demeuré portant deux nattes et des franges, un castor autour du cou.
Quand j’ai parlé du vieux hibou dans l’arbre mort, je ne connaissais pas encore Grey Owl. J’avais acheté ses livres par hasard, mais je ne les avais pas ouverts. Et puis j’évoque Thoreau, la vie dans les bois, la cabane. Je retrouve ces deux reliques, y cherche une piste, déniche le hibou gris, l’histoire de cet homme formidable qui a été réhabilité depuis par plusieurs biographies et un film de Richard Attenborough qui avait vu Grey Owl dans un théâtre à Londres, alors qu’il était adolescent.

(extrait de La maison en chantier)

 

Extraits des "Récits de la cabane abandonnée" de Grey Owl

Chapitre III : LA LUMIÈRE QUI MANQUA

Je ne me suis jamais perdu en forêt. Le fait que j'écris ces lignes ici, à Beaver Lodge, suffit à le prouver. Quand un homme se perd, tout est dit. Pour me diriger à travers des territoires soit connus de moi, soit inconnus, je n'ai jamais eu recours à la boussole, ni à tout autre procédé scientifique. Cependant, ce qui m'est arrivé de plus grave, c'est de « m'égarer », de me « promener en rond », ainsi que le disent les trappeurs. J'ai peut-être erré parfois de longues heures avant de retrouver le droit chemin, mais l'homme qui prétend ne s'être jamais « promené en rond », ou bien ment, ou bien n'a pas beaucoup voyagé dans les bois.
Mon passé, sur ce point, n'est pas aussi irréprochable que je le souhaiterais. En trois ou quatre occasions, je dois le reconnaître, j'ai commis des négligences qui m'ont mis en difficulté. Un coureur des bois éprouvé, d'honnête espèce, n'avoue qu'à regret ce genre de mésaventures. Mais les Indiens eux-mêmes s'engagent quelquefois dans le cercle infernal; l'homme désorienté peut y tourner à l'infini sans être capable de s'en arracher et plus d'un voyageur a trouvé la mort ainsi.
L'expression « s'égarer » donne lieu à des définitions variées. L'une des meilleures m'a été fournie par un vieux batteur d'estrade. Pour quelque raison obscure, ce vétéran s'était si bien embrouillé dans ses points de repère qu'il fallut à dix hommes plus d'une semaine de recherches pour le retrouver. Pourtant il ne voulut pas convenir qu'il se fût égaré. Non, Monsieur, lui, ne s'égarait pas. Il avait été seulement « assez troublé » pendant huit jours.
Là-dessus, je passe à une aventure personnelle.

Comme mon nom l'indique, j'ai un goût très vif, et quelques aptitudes pour les voyages nocturnes. Mes yeux ne présentent aucune conformation particulière. Ils ne sont ni plus perçants que la moyenne, ni capables de projeter à minuit des rayons éclatants de lumière à travers un fourré sombre. Mais en réalité dix nuits à peine sur cent peuvent être dites « noires », et au trappeur habitué- à en profiter pour sa besogne, leur obscurité parait un peu plus transparente qu'au promeneur ordinaire. Un vieux routier, ayant une bonne pratique générale du voyage dans les Solitudes, peut parcourir de longues distances au milieu des ténèbres, même en un pays qui lui est étranger. Il devra posséder seulement un sens infaillible de la direction, une paire d'oreilles sensibles au moindre bruit, un don d'intuition nerveuse qui le renseigne sur ce qui se passe aux environs et le rende capable de « deviner » en quelque sorte la nature et l'assiette du sol. Mais, avant tout, qu'il sache se sentir parfaitement à l'aise, sans qu'un frisson lui rappelle jamais sa solitude, l'ombre épaisse et, autour de lui,, le désert sauvage.
Ceci posé, tout devient simple. J'ai traversé de vastes forêts par ce qu'on appelle - à tort -- une obscurité totale, et ce n'est qu'en de très rares occasions qu'il me fallut allumer des torches en écorce de hêtre pour retrouver la piste. Durant des nuits entières, quelquefois, j'ai fait en pagayant de longs trajets sur l'eau, coupés par la traversée à pied de nombreux portages, avec pirogue et chargement. Mon allure n'était pas de beaucoup inférieure à celle que j'atteins le jour. J'ai pu, de môme, descendre et remonter des rapides à la perche, en me guidant grâce à leur rumeur, et au reflet incertain des étoiles sur les rochers mouillés ou la crête blanche des tourbillons écumeux.
Certains de ces coups d'audace, exécutés sous une clarté si vague et parfois inexistante, peuvent paraître au profane le résultat d'une adresse extraordinaire, presque surnaturelle. Ils sont cependant chose courante pour les hommes de mon métier, sans leur inspirer une vanité exagérée. On attend de telles prouesses d'un pagayeur, on ne songe guère à l'en féliciter.
Il arrive au contraire qu'un excès de lumière contribue à nous égarer mieux que n'importe quelle obscurité. Je fus victime une fois de cette bizarre mésaventure, pour ma grande humiliation.

Nous campions, une nuit d'hiver, très loin parmi les Solitudes qui s'étendent au Nord dans la province de Québec. Mon compagnon de chasse n'avait pas été soldat en 1914, et il me demanda des histoires de tranchées. Ceux d'entre nous qui ont fait du service actif sur n'importe quel front en ont rapporté des souvenirs où la vermine, la boue et le manque de vivres jouent un plus grand rôle que les combats. Je décrivis nos privations de façon si vivante que mon camarade et moi nous crûmes tout à coup morts de faim. Comme j'avais tué un `daim ce matin-là, à courte distance de notre cabane, je décidai d'aller chercher immédiatement quelques tranches de venaison tandis que mon auditeur nous préparerait du bannock. Il faisait une nuit très noire et j'allumai une lanterne, pour pouvoir écorcher l'animal à sa lueur.
Je m'étais quelquefois dirigé sur des pistes à l'aide d'une lumière artificielle, mais il n'existait pas de pistes ce jour-là, une forte tempête de neige ayant balayé mes traces entre le daim mort et ma cabane. Jamais je n'avais porté de lanterne en plein bois. Et il m'arriva ce qui arrive toujours en pareil cas, dit-on : je ne pus atteindre mon but. Le daim que je cherchais gisait à trois cents yards à peine de ma cabane et je m'étais mis en route dans la bonne direction: Mais les lanternes ont une façon bizarre de projeter leurs rayons en cercle. Je marchais au centre d'un halo de lumière qui rendait plus intense l'obscurité environnante. Rien au delà n'était discernable, que des ténèbres noires comme l'enfer.
Après avoir cheminé un certain temps, je découvris, au lien de mon daim, quelque chose d'assez surprenant : une trace de raquettes qui se dirigeait du même côté que moi: Dans la neige épaisse et molle, les empreintes étaient informes et confuses. Je ne pus donc les identifier. Il avait neigé sur mes traces du matin. Pourtant, mon camarade et moi nous ne supposions pas qu'en dehors de nous per-sonne habitât la région. Une enquête s'imposait; je décidai de la différer, et je voulus couper au plus court vers mon daim. Je parcourus une distance considérable sans le rencontrer, mais je tombai sur une nouvelle trace de raquettes, à angle droit, cette fois, avec la mienne. Sans plus savoir que penser, je continuai à chercher mon gibier. Sentant, avec quelque honte, que j'avais fait preuve d'une adresse médiocre à dépasser ainsi mon but, je me détournai légèrement. Ce fut pour apercevoir -- non pas une-- mais deux pistes de plus. Toutes deux obliquaient vers ma droite et se croisaient pour rejoindre une troisième, puis, un peu plus loin, une quatrième série d'empreintes. Tout à coup, je me vis comme entouré de traces. Malgré mes efforts, je ne pouvais sortir de leurs entrelacs, par lesquels je semblais assiégé. Chaque pas se dirigeait du même côté, à droite. Qui pouvaient être ces intrus, venus en bande pour mener sur mon terrain une absurde poursuite circulaire?
Je me lançai derrière eux à vive allure, mais ils coupèrent leur propre piste, et me mirent en défaut. Je m'arrêtai. J'écoutai. Les bois restaient muets comme une tombe, plongés dans ce silence mou qui remplit les Solitudes en hiver, surtout la nuit. L'aventure devenait déconcertante.
Je pris le galop, avec sauts et bonds de grand style. Et je m'aperçus bientôt que les inconnus (j'en comptais déjà quatre) avaient dû m'entendre venir, car eux aussi sautaient et bondissaient maintenant dans la neige, en ce qui devenait une véritable ruée humaine. De ma vie, je ne me suis senti plus exaspéré. Je continuai la poursuite, sur mes raquettes alourdies, tandis que la lumière de la lanterne projetait contre les arbres couverts de neige mon ombre immense et déformée, pareille à un gigantesque gnome qui dansait grotesquement près de moi et reproduisait tous mes gestes avec une fidélité fantastique.
Dans le cercle éblouissant créé par ma lanterne, il me semblait être emmuré au fond d'un trou étroit, lumineux, qui se déplaçait avec moi à mesure que j'avançais. La situation n'était pas sans un aspect inquiétant d'irréalité. Amusé par l'idées baroque qu'après tout je rêvais peut-être (je commençais aussi à concevoir d'autres soupçons, mieux fondés), je relâchai un peu mon attention et je vins m'abattre, tête la première, sur un gros monticule de neige. Grâce à une gymnastique qui aurait fait honneur à un acrobate professionnel, j'empêchai ma lanterne de s'éteindre... Et j'aperçus à sa lueur, pointant hors de l'amas neigeux, le sabot d'un animal.
J'étais enfin arrivé près de mon daim, et, regardant autour de moi, je reconnus que mes mystérieux fuyards y étaient arrivés aussi. Il s'en trouvait exactement deux : mon ombre et moi.

                                                                   ***

Au milieu des bois, la nuit, un éclairage artificiel vous égare infailliblement. Tout point vers lequel vous regardez semblera situé en droite ligne dans votre direction première. Il vous est impossible de prendre comme repères la cime des arbres - presque toujours visible dans l'ombre, et très utile pour se guider. Enfermé d'en haut, d'en bas, de tous côtés, comme au sein d'un globe de lumière, vous risquez fort de tourner sans fin, sur une aire très circonscrite. C'est ce que j'avais fait. Mes propres traces s'étaient multipliées à mesure que je me rattrapais moi-même (si l'on peut dire), formant des cercles de plus en plus petits jusqu'à ma chute finale (au point mort).
Assez confus, après avoir fait provision de viande, je suivis de nouveau, en sens inverse, la -longue spirale, et regagnai enfin ma cabane. J'y trouvai le bannock froid, et mon camarade endormi. Mais je le réveillai, décidé à manger cette nuit-là du daim en sa compagnie, dût la venaison nous étouffer tous deux.
Tandis que nous prenions ce repas, mon ami se détournait de temps à autre pour émettre une sorte de gloussement spasmodique et étouffé, inutile à mon avis et pour moi très désagréable.
Je laisse le lecteur décider si ce fut, en cette occasion, la lumière qui me manqua, ou moi qui manquai de lumières.

 

Chapitre IV : NÉMÉSIS

Depuis quelque temps, j'entendais venir cet homme. Le toc toc de sa perche, tandis qu'il frappait la glace, m'était devenu perceptible à une distance d'un mille au moins, le bruit s'amplifiant et portant au loin, comme il arrive lorsque des coups sont donnés sur une surface gelée.
Cette manière de mesurer au son la résistance de la glace est souvent employée au début de l'hiver. Le voyageur balance la perche dans sa main d'un mouvement aisé, puis, tous les quatre pas, la laisse retomber par le bout de tout son poids, à peu près comme un tambour-major fait tournoyer sa canne.
L'intervalle entre les coups, ce jour-là, semblait indiquer que le passant frappait tous les deux pas. Il marchait donc sans hâte, d'une allure à la fois mesurée et ferme. La fin de l'automne approchait. Je savais la glace peu solide sur ce grand lac sans profondeur, au fond de vase traître, mortel peut-être à qui s'enfoncerait à travers une crevasse et serait happé par la tourbe gazeuse et mouvante. Le lac lui-même était enclos entre les murailles noires d'une sinistre forêt de sapins dont aucun rayon ne pénétrait jamais les fourrés. Au delà, s'étendaient des marécages impossibles à traverser. J'évitais le plus possible cette région désolée dans mes allées et venues le long de ma ligne de pièges...
Le toc toc de la perche me rappela soudain mes devoirs et l'hospitalité qu'il sied d'offrir à un voyageur las. Je ranimai le feu croulant, j'y mis à chauffer le thé froid, et j'essayai de préparer une apparence de repas avec les restes du déjeuner que j'achevais. Tout en besognant, je me demandais avec un peu de surprise quelle raison pouvait amener un étranger sur mon territoire, à une époque où la chasse d'automne était en pleine activité.
Mon campement improvisé ne pouvait s'apercevoir du lac, mais il s'en élevait une fumée, et je savais que le passant ne manquerait pas de se détourner de sa route à cette vue, et de s'arrêter un moment chez moi, suivant la coutume des Solitudes.
Je restai donc assis près de mon feu, fumant, et attendant l'arrivée du nouveau venu avec une certaine anxiété. Une vie entière passée sur la piste aiguise étrangement nos facultés de perception, et quelque chose, dans son approche, m'indiquait que celui qui avait pénétré si avant à l'intérieur de mes limites n'était pas un trappeur ordinaire.
La façon inusitée dont il éprouvait la glace tous les deux pas, la résonance prolongée qui suivait les coups, étrangement forts et portés sans doute avec un épieu plus lourd qu'à l'ordinaire, ce rythme uniforme des coups surtout, régulier et continu comme le battement d'une gigantesque horloge, tout cela suggérait à la pensée l'avance impassible, opiniâtre, de l'homme qui a une mission à remplir.
J'écoutais, immobile, et peu à peu ce toc toc monotone exerça une influence presque hypnotique sur mon esprit. Le voyageur me semblait mettre bien longtemps à paraître. Si lente que fût son allure, elle était trop persévérante pour ne l'avoir pas amené déjà jusqu'à moi. Soudain, je m'aperçus que le son se produisait maintenant au delà de l'endroit où je me tenais. Le voyageur, quel qu'il pût être, venait de dépasser mon camp, malgré la fumée qui s'en élevait et le traîneau léger laissé en évidence sur la berge. Il continuait sa route sans s'être arrêté, façon d'agir extraordinaire, inouïe même dans les Solitudes, inexplicable à moins que ce passant ne fût aveugle... ou mon ennemi.
Il n'existe pas d'homme qui ne se soit fait un ennemi au moins dans sa vie. C'est pourquoi, inquiet, je sortis sur la glace. Mais l'inconnu se trouvait déjà hors de vue. Le lac, au rivage irrégulier, formait une quantité de baies profondes et d'indentations où il eût été facile d'établir une embuscade. Pourtant, j'entendais toujours le toc toc sec de la perche, et ce bruit, qui m'avait d'abord paru simplement étrange, me troublait maintenant comme s'il eût battu la mesure d'un défi muet ou d'une menace.
Pour voir plus loin, je gagnai rapidement le milieu du lac. Je ne découvris personne. Je retournai donc à mon camp, j'éteignis le feu et après m'être rapidement muni d'armes j'entamai une poursuite immédiate. J'avais pris mon allure ordinaire sur la, glace lisse, un trot assez précipité; je n'oubliais pas d'utiliser l'excellent couvert que m'offrait le rivage, et le battement de la perche invisible m'indiquait la ligne de marche de l'intrus. Je n'avais: pas à perdre de temps pour éprouver la glace où il venait de passer avant moi. Mon pas était rapide, le sien semblait lent. Cependant je n'arrivais pas à diminuer la distance entre nous. On eût pu croire, au bruit persistant qui l'accompagnait, que cet inconnu transportait un énorme métronome pour régler sa marche, ou bien qu'il n'était pas une créature vivante mais quelque robot mécanique.
Soudain, le bruit se dirigea vers la droite, et je m'aperçus que cette chasse à l'homme me faisait pénétrer dans une baie profonde dont j'avais ignoré jusqu'alors l'existence. J'y continuai la poursuite durant des lieues, par de larges étendues gelées, au travers de gorges étroites, le long de canaux sinueux et bordés par la forêt, mais toujours sur la glace, et toujours avec l'accompagnement monotone et incessant des coups de perche.
Je débouchai enfin dans une partie tout à fait nouvelle pour moi de mon terrain de chasse; vaste succession de landes éventées, défrichées par le feu, et d'impénétrables marais noirs... Je ne pouvais m'expliquer comment, après plusieurs années de courses continuelles dans le district, ces Solitudes avaient pu échapper à mon observation, et je me sentis assez vexé en constatant qu'un étranger con-naissait mieux que moi mon domaine. De plus, l'aspect même de ce paysage inhospitalier, avec ses groupes d'arbres grotesquement tordus et le désert sombre de ses marécages, prêtait une atmosphère à la fois étrange et sinistre à mon aventure.
Je commençais à me sentir las, et me mis à marcher au lieu de courir. Mais, chose surprenante, le bruit hallucinant qui me guidait demeurait à la même distance. Il semblait donc que le fuyard, instruit de ma fatigue et, bien que je ne pusse com-prendre comment, capable d'apprécier exactement ma vitesse, réglait son allure sur la mienne, sans me permettre de le rattraper, ni s'écarter jamais trop de moi. Et l'idée me saisit, avec une soudaineté déconcertante, que cet homme ne cherchait pas à m'échapper. Au contraire, je l'avais aveuglément suivi là où il voulait me conduire, entraîné pendant des heures, avec une ingéniosité diabolique, dans un pays que je ne connaissais pas, pour une raison qu'il m'aurait fallu deviner.
Le soleil s'était couché, la lune ne brillait pas. Mal à l'aise, je fis halte pour réfléchir. Aussitôt le toc toc de la perche obliqua vers l'Est, et je constatai avec une impression nette de délivrance qu'il s'éloignait au delà d'une ligne de futaie. Ce départ, et le fait aussi que je n'avais pas emporté de provisions, me décidèrent à retourner sur mes pas., J'en serais quitte pour revenir le lendemain, mieux muni, afin de résoudre l'exaspérant problème. Une chute de neige menaçait, après laquelle le passant mystérieux laisserait au moins quelques traces.
J'entrepris donc le voyage du retour vers le lieu de mon déjeuner. A quelque distance sur le côté, s'entendait encore le battement infernal, et j'avais beau marcher, il ne semblait pas s'atténuer. Je m'arrêtai de nouveau pour prêter l'oreille. Le bruit se rapprochait sans aucun doute. Il avançait de flanc, derrière cette frange de grands arbres dont j'ai parlé. J'y reconnaissais maintenant une 41e contournée par l'inconnu. Un détour de la piste me le fit entendre soudain droit devant moi, barrant ma route et venant à ma rencontre. Je ne pouvais plus me cacher à moi-même qu'un être, quel qu'il fût, était entré intentionnellement en lutte avec moi. Cédant à une sorte de panique, je fis volte-face; la chose me suivit. Je doublai ma vitesse; elle demeura derrière moi... Course rapide, crochets et détours, ruses indiennes restèrent sans résultat pour me débarrasser de mon compagnon démoniaque. Toujours sur ma piste, d'un côté ou de l'autre, le tapotement sinistre me poussait en avant de façon inexorable et continue. M'échapper dans les buissons était impossible. Tous mes mouvements paraissaient prévus à coup sûr. Armé comme je l'étais, je sentais vain le recours aux armes contre un ennemi qui se jouait des lois de la nature.
Des contes terribles me revinrent à la pensée -auxquels je n'avais jamais cru jusque-là -- sur le Wendigo mangeur d'hommes, et le loup-garou des Solitudes, sur des trappeurs trouvés morts, déchirés de façon atroce et inexplicable... Une sueur froide suinta de ma chair.
Pour ajouter à mon trouble, je découvris alors que j'arrivais à l'extrémité du lac sur lequel je voyageais. Des falaises surplombantes, impossibles à escalader, l'entouraient de tous côtés et semblaient se refermer sur moi à mesure que ma route de glace se rétrécissait. Elle aboutissait à un amas inextricable de troncs abattus et brisés. Il me faudrait donc faire bientôt face à mon poursuivant, homme, bête ou démon, et me défendre.
Je ne visai plus qu'à gagner le pied de cet abattis où je trouverais au moins une sorte d'abri, entre les murailles rocheuses, à droite et à gauche, et le rempart de bois où je m'adosserais. Le bruit fantôme était presque sur moi; sans oser perdre de la vitesse en regardant par-dessus mon épaule, j'avançais, trébuchant, et sentant mes pieds comme changés en plomb.
D'un élan suprême, j'atteignis mon but et je retrouvai alors quelque espoir en découvrant aux dernières lueurs du jour une piste étroite, tracée depuis peu, à travers le fouillis des branchages entassés. Cette piste devait nécessairement conduire à une habitation humaine. En tous cas, elle me permettrait de quitter le lac, et ainsi de distancer peut-être mon poursuivant de qui la glace semblait être l'élément. Je m'y engageai en hâte et mon soulagement fut indescriptible quand je sentis sous mes pieds la terre ferme où la perche ne pourrait plus me battre sa mesure terrifiante. Mais au même instant, trop tard, je constatai qu'un creek gelé courait parallèlement à moi, séparé de la piste par des troncs accumulés entre lesquels il n'était visible que par intermittences. Une fois encore, ma stratégie maladroite donnait l'avantage à mon adversaire.
Tandis que prêt à tomber d'épuisement, haletant à chaque pas, et la face ruisselante de sueur, je me tramais à travers l'étroit passage, le toc toc incessant répétait sans fin sa menace, et m'accompagnait sur la glace du ruisseau, escorte invisible mais toujours présente. Impossible de fuir, la chose me guettait. Je croyais marcher côte à côte avec la mort.
C'est alors que j'aperçus une clairière devant moi, et un groupe de cabanes bâties en rondins. Le ruisseau gelé brillait maintenant à découvert, et plusieurs hommes entouraient un objet long déposé sur la rive. Je courus à ces hommes dont la ren-contre me sauvait, et comme le bruit devant lequel je fuyais résonnait tout proche, je leur exposai en hâte ma situation. A ma vive surprise, ils me regardèrent durement, sans s'émouvoir de mes paroles. Personne ne me répondit, et un silence contraint régna sur l'assemblée jusqu'à ce qu'un de ses membres dit en me désignant
- C'est lui. C'est cet homme. Montrez-lui son œuvre.
A ces mots le groupe s'ouvrit, et je vis à mes pieds le cadavre d'un adolescent atrocement mutilé, assassiné certainement avec une cruauté bestiale.
- Qui a fait cela ? demandai-je. Mais en moi montait l'effrayante certitude que les inconnus me prenaient pour le coupable. Leurs regards continuaient à peser sur moi, en silence, avec une froide hostilité. Tous semblaient des trappeurs et de rudes prospecteurs. Ils m'étaient étrangers et faisaient partie d'une communauté dont j'ignorais jusqu'à l'existence. Leur calme glacial, leur attitude résolue contenaient une menace terrible.
Je tentai de me défendre, de dire qui j'étais, où j'avais passé les deux mois précédents, mais je ne trouvais pas mes mots, et je m'embrouillais dans mes arguments, comme il arrive à tout innocent mis brusquement en face de preuves supposées qui semblent l'accuser d'un crime.
Pendant que je balbutiais ces protestations incohérentes, mes juges ne parurent même pas s'apercevoir que je parlais. Ils se taisaient toujours. Enfin, celui qui m'avait accusé reprit la parole.
- Nous devons en finir avant que la nuit soit noire, dit-il. Voici le père de la victime; qu'il décide.
A cette seconde le battement surnaturel qui m'avait amené jusqu'à cet endroit fatal me rejoignit -enfin, et, juste auprès -de moi, cessa brusquement. Je me retournai, et je vis pour la première fois celui qui m'avait traqué.
C'était un vieillard vêtu de peaux d'élan décoloré et, armé d'un lourd épieu garni de fer. Son corps grêle semblait à tel point décharné, son aspect avait quelque chose de tellement étrange et sauvage qu'on eût cru voir un cadavre surgi de sa tombe, ou un spectre venu de l'autre monde.
Ses cheveux blancs tombaient en mèches serpentines jusqu'au-dessous de ses épaules, une barbe inculte couvrait le bas de son visage et ses yeux fixés sur moi luisaient avec un tel éclat de méchanceté et de haine que j'en fus glacé jusqu'à la moelle de mes os. Je comprenais trop clairement quelle - serait sa décision.
Sans mot dire il avançait, et dressait au-dessus de ma tête le lourd épieu qui m'avait conduit au lieu de mon exécution, avant de devenir, sur moi, l’instrument d'une vengeance aussi juste que mal dirigée.
Sitôt frappé ce premier coup, droit inaliénable du père, je serais sans l'ombre d'un doute littéralement mis en lambeaux. Je demeurais muet pourtant, raidi d'horreur, fasciné par le regard insensé du vieillard.
- Attends, homme, attends, glapis-je enfin, plutôt que je ne le criai... Je ne suis pas le coupable... et...
Je tâtonnais en même temps dans mes poches, avec des doigts qui me refusaient le service, à la recherche de quelque pièce d'identité. Deux hommes bondirent sur moi pour me maintenir sous l'épieu qui retombait. En cette extrémité, avec l'énergie du désespoir, je me libérai par un puissant effort...
Un éclat de lumière jaillit devant mes yeux... Et je me réveillai...
L'aubergiste du petit hôtel de la frontière où je passais la nuit me secouait violemment d'une main, tandis que de l'autre il éclairait mon visage avec sa lampe.
Au même instant mes oreilles reconnurent le battement régulier et sonore de la grosse horloge suspendue au mur près de mon lit.

 

 

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