La maçonnerie de jardin

« De la musique avant toute chose. » Paul Verlaine, « Art poétique », Jadis et naguère

Ce n’est pas à mon double masculin que ce dégoût arriverait. Non, pas de risque. De l’épuisement, oui. Du découragement, peut-être. De l’écœurement aussi, physique, uniquement physique, à la fin de tâches immenses, et l’affolement, la peur de ne pas finir à temps quand nous avons des échéances. Mais du dégoût, non, jamais, pour une raison très simple : nous n’avons jamais pris le chantier au sérieux. Ce n’est que la énième de nos activités, même si c’en est parfois la part la plus importante.
Entendons-nous : le chantier, ce ne sont jamais que des combinaisons de formes et de couleurs, des assemblements de matières, de l’utilitaire donc, rien que du matériel. Et le matériel, on s’en fout un peu. Une rayure sur la portière de sa voiture, quelle importance ! Il y a des gens qui se rendent malades pour ça. Nous pas. N’attacher que peu d’importance à ce qui est matériel, je place cela du côté de l’élégance.
J’ai connu des clients qui se mettaient à quatre pattes pour vérifier qu’on avait bien peint le dessous de leurs radiateurs, à dix centimètres du sol, ou l’envers des étagères. A quoi bon peindre ce qui ne se voit pas ? Croit-on que les Dieux voient, comme le pensaient les Grecs, et se soucient de ces choses invisibles?
Nous avons fait parfois l’apologie de la gougnafe, du pétassage, mon double et moi, une certaine forme de travail bâclé. Parfois, pas toujours. C’est important de savoir en user ainsi, d’aller à rebrousse-poil des idées admises. Le je-m’en-foutisme permet une certaine liberté, donne du jeu aux choses. Si l’on voulait brosser de nous un tableau idyllique et flatteur, nous dirions que ce fut par sagesse, pour éviter le dégoût justement, et nous libérer des obsessions maniaques, qui entraînent souvent déception et découragement. Mais la vérité est plus simple : nous n’avons pas le goût de la perfection. Nous avons hérité l’un et l’autre d’un art du vite fait bien fait, que ma mère illustra pendant mon enfance en laissant ses pinceaux sécher dans des bocaux où, le solvant s’évaporant peu à peu, ils mouraient sans rémission, raides et desséchés comme des squelettes d’oiseaux.
Le pire qu’on ait fait, selon cette philosophie, c’est une cuisine extérieure, avec un plan de travail en béton de coffrage, affreusement bancale, hideuse. Nous n’avions à notre disposition que le ciment, le sable et les cailloux, et de vieilles planches qui nous servirent à coffrer. Mal jointes, elles s’éventraient à mesure que nous y coulions le béton. Le plan horizontal ne reposait pas sur le muret, une erreur fâcheuse de conception. Si rien n’est pensé à l’avance, tout va de travers. Les fers tordus, dépassaient, lamentables. Quand nous décoffrâmes, la chose avait un aspect effrayant, préhistorique. Mais nous la recouvrîmes de petits morceaux de carrelage cassés et cet habillage suffit à réparer notre errance. Elle devint digne du parc Güell, construit par Gaudi à Barcelone. Allez voir le banc qui serpente en haut du parc et vous saurez à quoi ressemble maintenant notre monstre boiteux. Un ami désigna cette construction sous l’appellation ironique de maçonnerie de jardin. On ne pouvait pas mieux dire. Nous en rions encore.
Qu’importe. Nous ne remporterons pas de médaille.
Qui ne connaît dans son entourage de ces terribles bricoleurs – comment les appeler autrement, même si c’est leur métier ? – sans soin, sans goût, qui travaillent en dépit du bon sens. Et ils persévèrent, donnent des conseils, se croient les plus malins du monde. Quel livre leurs réalisations épouvantables composeraient si quelqu’un avait l’idée de les réunir pour les montrer. Cela s’appellerait Au pays des gougnafiers ou Les Pompiers du bricolage ou Pionniers de l’innommable. Ils serviraient de contre-exemples. Ils nous feraient rire pendant des heures. Heureusement ces artistes de l’hideux ne sévissent que dans leur minuscule contrée. Ils n’ont pas d’ambition démesurée. Ne rendant affreuse que leur maison qui souvent l’était déjà, ils ne causent pas trop de dommage. Oui, ils sont, ceux-là, presque inoffensifs.

(extrait de La maison en chantier)

 

Antoni Gaudi (1852-1926)

 

La plupart des photos sont extraites des ouvrages :
Gaudi, vision artistique et religieuse de R. Descharnes et C. Prévost, Ed. Edita S.A. Lausanne ;
Gaudi, une introduction à son architecture de Juan-Eduardo Cirlot (texte) et Pere Vivas/Ricard Pla (photos).

Les photos du Parc Güell sont de F.Brusson

 

Quelques extraits de l'ouvrage Antoni Gaudi, Paroles et écrits, Réunis par Isidre Puig Boada, publié aux Editions de L'Harmattan (2002)

(reproduits avec l'aimable autorisation de l'éditeur)

51. L'ARCHITECTE III

L'architecte est un homme de synthèse qui voit les choses clairement, globalement avant qu'elles ne soient faites, qui situe et lie les éléments dans leur relation plastique et leur distance juste. Et dans cette intuition préalable de l’oeuvre sont inclus la qualité esthétique et le sens de la polychromie.


52. L'ARCHITECTE IV

Les architectes qui ne possèdent ni sens plastique ni sens de la construction et cherchent à les remplacer par l’abstraction scientifique travaillent en vain.

 

53. LE TEMPS ET L'ESPACE

Les gens se répartissent en deux catégories : « Ceux du temps et ceux de l'espace ». Celui qui a des difficultés avec les chiffres en aura pour l'apprentissage de la musique et langues car tout cela est lié au temps. Alors que je devais choisir un guide pour les visiteurs du Temple, j'ai pris celui qui, outre la connaissance de diverses langues, jouait discrètement du violon et j'affirme que cela garantissait qu'il dominait les langues.

 

54. LE PENSEUR

Gaudi disait que « l'art est fait par l'homme pour l'homme et qu'il se doit d'être rationnel », pour cela il réfléchissait intensément à toutes ses trouvailles et maudissait les courants artistiques du cubisme et ses séquelles qui déshumanisent l'art ; il détestait les premiers balbutiements de l'art abstrait pour leur manque de plasticité.

55. LE CORBUSIER

La maquette que j'ai vue de cet architecte est un assemblage de parallélépipèdes, on dirait le quai d'une gare où l'on décharge des caisses d'emballage, quelques-unes d'entre elles évoquent des rayonnages. Cet homme possède une mentalité menuisier.

56. LA BEAUTÉ DOMINE TOUS LES STYLE

Une preuve que la Beauté n'est pas liée exclusivement à certains styles est que les artistes de tous les temps ont non seulement voulu réussir leurs oeuvres mais, faire mieux que personne avant eux. Ceci veut dire que nous, avec nos procédés actuels, pouvons faire de belles choses, dans quelque style que ce soit. Par exemple, dans les cathédrales néo-classiques, nous pouvons installer des lampadaires en verre en forme d'araignée, caractéristiques du XVIIIe siècle et, typiques aussi de ce siècle et parfaitement aptes à embellir, des miroirs ornés d'appliques pour bougies desquels nous pourrions remplacer les sujets profanes qui ne servaient qu'à l'ornementation par d'autres à caractère religieux dont les représentations iconographiques ou symboliques, dûment éclairées, donneraient aux temples des effets décoratifs d'une grande beauté.
Les couronnes suspendues, qui elles aussi servaient autrefois, ont une origine liturgique mais elles ne sont pas excellentes pour l'éclairage. Dans la basilique de Saint-Jean de Latran il y en avait, suspendues au milieu des arcs du baldaquin de l'autel, qui portaient cinquante lumières (sept fois sept plus une pour la symétrie). Dans la Sagrada Familia il y en aura une aussi, de grande dimension, en souvenir de celles-ci.


225. VALEUR DES CHOSES I

Il n'est rien qui ne soit utilisable, qui ne serve, qui n'ait un prix. Le problème est de savoir utiliser chacun et chaque chose à ce pourquoi il peut servir.

226. VALEUR DES CHOSES II

Personne n'est inutile et celui qui commande doit connaître les compétences de celui qui obéit.

227. L'OPPORTUNITÉ ET L'HOMME

Quand les choses ne se font pas ou bien quand elles ne réussissent pas, c'est qu'il n'y a pas eu l'homme adéquat ; les choses ne se font pas non par manque d'opportunité mais parce qu'a manqué l'homme qui aurait pu les entreprendre.

228. COLLABORATION

Les gens humbles ont collaboré à de grandes choses d'abord grâce à leur bonne volonté, ensuite en mettant à l'oeuvre leurs qualités (par la sincère relation que l'on doit avoir avec Dieu).

229. DON EUSEBI GÜELL

Monsieur Güell est un seigneur car, si celui qui fait étalage de son argent n'est rien d'autre qu'un homme riche, celui qui est riche sans ostentation est un seigneur.
Don Eusebi Güell est un grand seigneur, il a un esprit princier, il ressemble aux Médicis de Florence et aux Doria de Gênes, la mère de Don Eusebi était originaire d'une noble et entreprenante famille génoise.

241. VOLONTÉ

Les hommes se mesurent mieux par la volonté que par l'entendement.

242. DU TRAVAIL BIEN FAIT

Pour bien faire les choses il faut d'abord de l'amour pour elles, ensuite de la technique.

243. DU TRAVAIL PRESQUE PARFAIT

En général, lorsque les gens réalisent quelque chose qui s'approche de la perfection, ils renoncent à l'approfondir et se contentent du résultat obtenu.
C'est une erreur : quand une chose est sur la voie de la perfection, il faut la travailler jusqu'à ce qu'elle soit parfaite entièrement (naturellement dans les limites que nous voyons ou connaissons). C'est pour cela que j'ai fatigué beaucoup de gens.

244. RÉPÉTITION I

La science se fonde sur la sincérité ou plutôt sur la rectification qu'impose la peur de l'erreur ; maintenant cette peur doit disparaître grâce à la répétition (non mécanique) et à volonté de tout refaire de fond en comble.

245. RÉPÉTITION II

La répétition est l'unique chemin fertile. On trouve chez Beethoven des thèmes repris dix ans plus tard, chez Bach de même. Verdaguer répétait, copiait et corrigeait toujours mêmes poésies.
(Jacint Verdaguer i Santalô (1845-1902). Écclésiastique et poète, auteur de l'Atlantide, ami de Gaudi).


252. CARACTÈRE I

Tempérament et talent bien équilibrés forment le caractère, on voit des cas fréquents de talent inférieur au tempérament, ce qui explique les choses mal faites.

253. CARACTÈRE II

L'homme courageux ne plie pas mais il rompt. La pâte, tant qu'elle est pâte, se modèle mais dès qu'elle a pris une forme, elle ne peut plus qu'être cassée : les cruches, les pots, les jarres se cassent. La pâte peut servir à faire des crépis, des briques, du pain, qui se rompent
Si la pâte qui sert à faire des briques a attendu, parce que le travail s'est interrompu, parce qu'elle a été mouillée par la pluie, elle est gâchée, il faut la refaire. Il existe des pâtes qui se plient à tout, ce ne sont pas des pâtes mais du « bousillage ».

254. SACRIFICE

Les grands se doivent à de grands sacrifices, les petits à de petits sacrifices, inutiles aux premiers. Celui qui commande doit donner à ses subordonnés les moyens nécessaires à l'exécution de ses oeuvres. Malheureux celui qui se plaint d'avoir de mauvais exécutants ! Rappelons-nous, une fois de plus, que dans les manuscrits de notre grand poète J. Verdaguer se trouvent des poèmes magnifiques qui ont étérefaits six ou sept fois.

255. PARESSE I

Ne pas faire les choses est, pour la paresse, mille fois plus motivant que les entreprendre et souvent pour des raisons plus intellectuelles que matérielles. Lorsque quelqu'un sait « comment » il veut réaliser quelque chose, il commence avec un grand enthousiasme, par contre, quand il doute, il ne trouve jamais le moment de commencer. Quant à nous, nous ferons toutes les études nécessaires pour que dans le futur, l’œuvre de la Sagrada Familia ne soit pas abandonnée.

268. L'HÉRITIER EN TITRE

L'institution de l'héritage à l'aîné est nécessaire pour que se perpétuent la lignée et les domaines. Cette institution n'existe pas dans le Nord de l'Espagne où l'héritage est en parts égales, ce qui, dans les familles nombreuses, conduit au démembrement des propriétés lesquelles, n'ayant plus l'importance minimum nécessaire, ne rapportent plus assez, ce qui condamne les gens à émigrer.
Les propriétés retiennent les familles tant qu'elles permettent de subvenir à leurs besoins.

269. PAUVRETÉ I
La pauvreté fait garder les choses ; la pauvreté des chanoines permit de conserver le clocher de Lleida (Lérida), de nombreux monuments n'ont pas eu à subir l'injure des « artistes académiques » grâce au manque de moyens.

270. PAUVRETÉ II

Il ne faut pas confondre pauvreté et misère. La pauvreté conduit à l'élégance et à la beauté, la richesse à l'opulence et à la complication qui ne peuvent être belles. Gaudi en était arrivé à penser que la douleur et la pénurie étaient nécessaires pour contrebalancer l'obsession artistique : « Pour que l'artiste ne soit pas déséquilibré par l'exigence de l'art, il doit connaître la douleur et la misère. Pour ne pas perdre l'esprit de discipline il doit se donner la Discipline, seule manière de ne pas être perturbé. » Avançant lentement mais inexorablement sur le chemin de la mortification, Gaudi s'exclamait : « C'est bon pour le corps comme pour l'âme d'avoir chaud l'été et froid l'hiver.»

271. SACRIFICE

Lorsque mon père s'installa à Barcelone, il me servit d'administrateur. Je jouissais de lui demander de l'argent pour mes petites dépenses comme lorsque j'étais enfant. Il faut avoir un amour mesuré pour l'argent. Les choses agréables ne se font pas par intérêt ; nous savons que rien n'a d'intérêt sans sacrifice et le sacrifice est la diminution du moi sans compensation. Ceci s'adresse à ceux qui ne font le travail qu'en fonction du gain.

272. RICHESSE ET MISÈRE

Bacon disait que de la méthode expérimentale naîtraient richesse et bien-être, la première hypothèse est juste (car tous les progrès et améliorations viennent des ateliers), la seconde non, car la richesse génère la misère et nous pouvons constater que dans les villes les plus riches se développent les plus grandes abjections qui sont les authentiques misères.

273. ENSEIGNEMENT I

Les choses scientifiques se démontrent et s'enseignent par la théorie, les faits par l'expérience.
La science s'apprend à partir de la théorie, l'art à partir des exemples que sont les oeuvres du passé.

274. ENSEIGNEMENT II

La valeur de l'enseignement est de pure discipline si bien que le critère des professeurs porte exclusivement sur la plus ou moins grande discipline de leurs disciples, non sur leurs compétences.

275. ENSEIGNEMENT FÉCOND III

Dans l'enseignement, il faudrait mettre au-dessus de tout la sincérité, condition scientifique préalable ; si l'on procédait ainsi se créerait une intimité entre les professeurs et les élèves qui les stimulerait, les pousserait à résoudre les problèmes qui ne le sont pas encore et cette attitude féconde ferait progresser la connaissance.

276. ÉLÉGANCE

L'élégance est soeur de la pauvreté mais il ne faut pas confondre pauvreté et misère.

277. VERTU

Si la vertu est nécessaire à tous, elle échoit principalement à l'homme car vertu vient de « vir » qui veut dire homme, courage, force ; mais afin qu'il ne tombe dans la fausse humilité, le Seigneur a mis en lui le ver de l'irascible amour-propre. Je suis par tempérament un lutteur, je me suis toujours battu et j'ai tout surmonté sauf mon mauvais caractère. Mais je ne défaille pas et je m'évertue à me rabaisser à mes propres yeux : lorsqu'on échoue il faut toujours se donner la faute à soi-même, que ce soit le cas ou non, car ainsi peut surgir vérité ; contrairement à ce que l'on aurait pu croire, c'est une attitude fructueuse, l'ennemi de l'oeuvre bien faite étant l'amour-propre, il faut le dominer et le vaincre, même si l'on obtient pas de résultat sur le champ. L'humiliation de Gaudi fut à son comble quand il se décida à demander l'aumône, la crise économique paralysant les travaux du Temple.
Il connut la triple torture de se sentir peu adroit, d'encaisser de cruelles déceptions et de se fatiguer physiquement et spirituellement durant de longs mois. « Je me résignai à demander l'aumône au prix d'une grande violence sur moi-même et je le faisais très mal ».

278. VERTUS CARDINALES

Dans la chapelle de la Colonia Güell, au-dessus du linteau de la porte d'entrée, une composition en céramique présente les symboles des quatre vertus cardinales : la prudence est représentée par une tirelire avec un serpent, la justice par une balance en équilibre et une épée, la force arbore le casque et la cuirasse des guerriers, la tempérance coupe du pain avec un couteau et verse du vin dans un « porro » (récipient en verre), grâce auquel notre pays est un de ceux qui comptent le moins d'ivrognes. Les bancs pour les fidèles attirent l'attention : ils sont en forme d'arc si bien que ceux qui y sont assis se tournent le dos, ce qui n'est pas du tout pratique pour se regarder et bavarder.

279. MORTIFICATION

Gaudi aimait à expliquer : « La mortification du corps est l'allégresse de l'esprit, comme le disait fort justement le docteur Torras i Bages, et la mortification du corps requiert un travail incessant ; c'est l'aide la plus puissante contre les tentations. » Avec sagesse il tentait de se perfectionner à partir de l'expérience des faux-pas : « Cela ne va pas bien jusqu'à ce que l'on soit tombé et qu'on ait reçu des coups. Recevoir des coups ouvre la voie de la conviction. » et lui qui avait été orgueilleusement sûr de ses propres forces confessait : « Toute chute est fille d'une trop grande confiance en soi ».

 

 

 

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